1 L¹AMOUR DE LA VIE LÉNINE, LES PAYSANS, TAYLOR ROBERT LINHART LÉNINE, LES PAYSANS, TAYLOR ESSAI D¹ANALYSE MATÉRIAL HISTORIQUE DE LA NAISSANCE DU SYSTÈM PRODUCTIF SOVIÉTIQUE CET OUVRAGE, PUBLIÉ DANS LA COLLECTION « COMBATS », A ÉTÉ ÉDITÉ AVEC LA COLLABORATION DE JEAN-BAPTISTE GRASSET. This digital edition © Digital Reprints 2004 ISBN 2-02-004367-X. © ÉDITIONS DU SEUIL, 1976. La loi tu 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l¹autour ou de ses ayants cause, est illicits et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. 7 INTRODUCTION L¹amour de la vie « Les hommes ne mourront pas toujours calmement. » John Maynard Keynes, 1919. Un homme erre dans l¹immensité glacée du Grand Nord canadien, affamé, épuisé. Il s¹est perdu, son compagnon est mort : il cherche à gagner la côte. Un loup le suit. Mais un loup malade, presque aussi mal en point que lui, qui n¹ose l¹attaquer tant qu¹il paraît encore garder quelque force. Enfin, l¹homme, incapable de faire un pas de plus, tombe à terre. Le loup, qui croit le moment venu, s¹approche et tente de planter ses crocs dans la chair de l¹homme. Mais lui-même est tellement affaibli par la maladie qu¹il ne parvient pas à refermer ses mâchoires sur sa proie. L¹homme a alors un ultime sursaut : il mord le loup et l¹énergie du désespoir est telle que ses dents ouvrent une plaie dans la bête, dont il boit le sang. Cet aliment lui donne la force de reprendre sa marche. Il atteint finalement la côte où un navire le recueille. Une fois à bord, marqué par cette longue épreuve, il a toujours peur d¹avoir faim; il accumule et dévore sans se lasser tous les biscuits qu¹il peut rassembler, au point de devenir obèse... Cette nouvelle de Jack London s¹appelle l¹Amour de la vie. C¹est le dernier texte que Lénine se soit fait lire, deux jours avant sa mort, en janvier 1924. Lénine aimait beaucoup ce récit. Il s¹est éteint sur cette image d¹une lutte ultime et atroce entre un homme affamé et un loup malade. Au moment où la jeune République soviétique, épuisée, 8 INTRODUCTION mais provisoirement victorieuse, s¹installait dans la NEP (« Nouvelle Politique économique », adoptée en 1921, peu après la fin de la guerre civile). Quatorze États impérialistes, alliés aux forces réactionnaires russes, ont, trois années durant, tenté de dépecer la Russie exsangue où le prolétariat a, par la révolution d¹Octobre, fondé son État. Mais ces fauves sont eux-mêmes trop malades pour refermer complètement leurs crocs : la guerre mondiale, qui saigne l¹Europe depuis 1914, les a épuisés; leur population est recrue de souffrances; leur classe ouvrière est à bout et hostile à cette opération de police contre-révolutionnaire, qui prolonge encore un interminable carnage. Mutineries, grèves, révoltes affaiblissent l¹intervention, que la résistance acharnée du jeune État finit par repousser. De ce corps à corps émerge une formation soviétique profondément marquée par les conditions mêmes de sa naissance, par l¹épreuve de la guerre et de la famine. En ce début du XXe siècle, l¹Europe impérialiste, qui a plongé la plus grande partie du monde dans l¹affreuse nuit coloniale, devient elle-même terrain d¹affrontement. Qui racontera cette gigantesque machine d¹oppression du monde entier, sur laquelle flottait la « Belle Époque » européenne des courtisanes célèbres et des premières automobiles? Qui racontera les centaines de millions d¹esclaves d¹Asie, d¹Afrique, d¹Amérique latine? Les coolies tombant comme des mouches? Les Noirs exterminés en masse pour la construction des grandes lignes de chemin de fer africaines? Les camps de travail forcé et les plantations d¹Indonésie et d¹Indochine? Les millions de morts inconnus tombés sans identité : « indigènes »? Les civilisations englouties, absorbées par la nuit? ‹ il n¹en est pas même sorti de quoi glaner un prix Nobel... De massacre en massacre, le partage du butin finit en boucherie : après 1914, cette Europe gorgée de sang s¹enfonce à son tour dans la barbarie. 1914-1920 : un monde nouveau en sort. La première dictature prolétarienne durable. Mais aussi les prémisses des formes les plus perfectionnées de la dictature de la bourgeoisie ‹ les deux se faisant face en Europe, et entrant dans un processus de lutte et d¹interaction. Et, 9 L¹AMOUR DE LA VIE dans le reste du monde, le début d¹une ère de soulèvements contre l¹impérialisme et de guerres de libération nationale. « Les salves de la révolution d¹Octobre nous ont apporté le marxisme-léninisme », dira Mao Tsétoung, parlant de cette époque où les peuples qui cherchaient leur voie dans la résistance à l¹oppression coloniale perçurent la révolution d¹Octobre comme le premier coup décisif porté au système mondial de domination du grand capital. Premières lueurs de l¹aube. La transformation brutale de l¹Europe à cette époque comporte à la fois de profonds antagonismes et des caractéristiques globales. S¹il existe, à chaque époque, pour des types semblables ou comparables de formations sociales, un niveau d¹ensemble et un système déterminé de techniques productives, il existe également un niveau donné et un système de techniques étatiques et de moyens d¹exercice du pouvoir ‹ à commencer par sa forme la plus radicale : la guerre. De la mêlée européenne ont émergé l¹Union soviétique, Lénine, l¹Armée rouge, Staline. Mais s¹y sont formés aussi le caporal Adolf Hitler, le sergent Doriot, le général Pétain. Et l¹on sait le rôle ultérieur des associations d¹anciens combattants, embryons de corps francs, premiers groupes fascistes, organisations nazies. L¹État français vichyssois ‹ c¹est-à-dire la structure même de l¹État français « moderne » ‹ commence à prendre forme, dans ses principes, dès cette époque. La sauvagerie de la Première Guerre mondiale et la crise profonde de l¹impérialisme ont posé d¹une façon nouvelle dans tous les pays d¹Europe les questions fondamentales de l¹organisation sociale, de la simple survie ‹ et du système productif et étatique. L¹économiste anglais John Maynard Keynes, devenu par la suite célèbre en inspirant les nouvelles politiques économiques des États capitalistes ébranlés par la Grande Dépression de 1929, a également été marqué par l¹expérience de la Première Guerre mondiale ‹ il faisait partie de la délégation britannique à la Conférence de la paix, dont est sorti le traité de Versailles. Il écrivait en 1919 : « Avant la guerre, [l¹Europe] subvenait à ses besoins plus que suffisamment, par l¹intermédiaire d¹un organisme délicat et extrê 10 INTRODUCTION mement compliqué, qui reposait sur des fondements de houille, de fer et de transports. Par suite de la destruction de cette organisation et de l¹interruption des importations, une partie de cette population est privée de moyens d¹existence. [...] Le danger qui nous menace est par conséquent la chute des conditions de vie des peuples européens jusqu¹à un point (un point déjà atteint en Russie et aussi en Autriche) qui, pour certains, sera la famine véritable. Les hommes ne mourront pas toujours calmement : car l¹inanition, qui cause la léthargie et le désespoir impuissant, jette certains tempéraments dans l¹agitation nerveuse de l¹hystérie et le désespoir le plus furieux. Ceux-là, dans leur détresse, pourront bouleverser ce qui reste d¹organisation et écraser la civilisation sous leur désir de satisfaire éperdument leurs passions accablantes. Contre un pareil danger, nous devons unir toutes nos ressources, tout notre courage, tout notre idéalisme. » J. M. Keynes, Les Conséquences économiques de la paix, Paris, 1920, p. 184-185. On appréciera le ton moralisateur du distingué économiste : comme s¹il appartenait à un représentant de la City ‹ et de ce « monde des affaires » capitaliste qui avait poussé l¹Europe vers la tuerie ‹ de donner des leçons de bonne conduite aux peuples exaspérés! Toujours est-il que l¹Europe capitaliste mobilisa, pour défendre la « civilisation », non pas son « idéalisme », mais toutes les ressources de son militarisme : Pétain, Weygand, Noske, Koltchak et Dénikine, les corps francs, les armées blanches, les troupes coloniales, les tribunaux et les bagnes militaires, les exécutions sommaires et les massacres. Parlons de la France. Pétain a fait ses classes d¹homme d¹État de la bourgeoisie dans la tempête de 14-18. C¹est en 1917, face au soulèvement des prolétaires en uniforme écoeurés par les offensives inutiles et massivement mutinés, qu¹il définit les principes systématiques de l¹État bourgeois autoritaire ‹ qu¹il incarnera à nouveau de 1940 à 1944 sous l¹occupation allemande et avec le soutien des hitlériens. Il rappelle et exalte sa politique fasciste avant la lettre dans un rapport de 1925, intitulé « La crise morale et militaire de 1917 » : « Dès la généralisation des troubles aux Armées, une surveillance étroite des éléments douteux y a été organisée et on s¹applique à l¹étendre à l¹ensemble du pays [...]. Car, il n¹y a pas à se le dissimuler, le danger vient surtout de l¹arrière, et le commandant en chef 11 L¹AMOUR DE LA VIE veut obtenir du gouvernement un effort parallèle au sien, pour éteindre dans le pays les foyers d¹infection parfaitement définis. [La lettre du 2 juin 1917] énumère les mesures qui incombent au gouvernement : a) surveiller et juguler les organisations de l¹intérieur qui s¹efforcent de jeter l¹indiscipline dans l¹armée et de l¹entraîner dans la révolte [...]; b) contrôler et orienter la presse ; lui interdire les critiques contre le commandement [...]. Obtenir la discrétion sur la révolution russe, les grèves en France, la question de la paix [...]; c) examiner sans délai les dossiers des condamnations à mort soumises au chef de l¹État ; d) renvoyer dans le sud de l¹Algérie et de la Tunisie les ateliers de condamnés et d¹exclus, les compagnies de travailleurs bulgares, les détachements de travailleurs indigènes indisciplinés, veritables foyers de demoralisation [...]. » Petain, La Crise morale et militaire de 1917, Paris, 1966, p. 106-108. Programme de dictature ouvertement terroriste de la bourgeoisie, menacée plus encore par les soulèvements prolétariens que par la guerre interimpérialiste. La répression de 1917 est l¹embryon du système de dictature que la bourgeoisie mettra en place sous la direction du même Pétain, porté au pouvoir à la faveur du déferlement nazi. L¹État et le système administratif édifiés alors resteront, pour l¹essentiel, en place bien après la Libération et l¹« épuration » superficielle, jusqu¹à nos jours 1. 1. On sait que de nombreuses composantes de l¹organisation administrative et professionnelle de la France actuelle remontent à Vichy : le très réactionnaire « Ordre des médecins », créé sous Pétain, défend son existence et son idéologie avec l¹acharnement que l¹on connaît. Le système statistique actuel a été, pour l¹essentiel, mis en place par l¹administration de Pétain. On peut se reporter au livre de l¹historien américain Robert O. Paxton, La France de Vichy (Paris, 1974), qui analyse avec précision le rôle important de la période pétainiste dans la « modernisation » de l¹appareil étatique et productif francais. Voir le chapitre « Bilan : l¹héritage de Vichy », p. 309-332, en particulier p. 325- 326 : « C¹est dans l¹administration publique, dans la modernisation et la planification économique que les mesures ‹ et le personnel ‹ de Vichy se perpétuent avec le plus d¹évidence. [...] L¹évolution que nous avons constatée de 1940 à 1944 ‹ abandon des conceptions traditionalistes au profit d¹une gestion de spécialistes et d¹une modernisation planifiée ‹ correspond aux tendances à long terme de la politique et de l¹économie. » Et, p. 332 : « C¹est alors [sous Vichy] qu¹une génération de techniciens et de patrons ont acquis une expérience nouvelle et un pouvoir nouveau. » 12 INTRODUCTION L¹État français de Giscard et Poniatowski, de la prison de Toul, du massacre des détenus en juillet 1974, des ratonnades, des tabassages, des séquestrations à la prison clandestine d¹Arenc, des milices anti-ouvrières de Sochaux et d¹ailleurs, de la bataille d¹Alger, de la « gégène », de Massu et de Bigeard... est aussi l¹héritier de Vichy et, plus loin encore, des expériences de mise en condition et de quadrillage de la population en 1917, au plus fort de la Première Guerre mondiale. Certains essayent de remettre à la mode la social-démocratie et les courants « socialistes » antibolcheviks de l¹époque. Pourtant, les dirigeants ouvriers qui trahirent la cause du prolétariat en 1914-1918 et se rallièrent plus ou moins ouvertement à l¹« Union sacrée » prônée par la bourgeoisie ont une responsabilité directe dans ce tournant. Le syndicaliste Merrheim choisit d¹entraver le mouvement prolétarien naissant « pour éviter à la France une paix de Brest-Litovsk 1 ». La France n¹a pas eu de paix de Brest-Litovsk en 1917-1918, c¹est vrai. Mais elle a eu les sanglantes répressions d¹abord des mutineries dans l¹armée et la flotte, puis des grèves ouvrières; le chômage et la misère ouvrière des années 1930; la poursuite et l¹aggravation de l¹exploitation terroriste des colonies; l¹occupation nazie, la rue Lauriston, les guerres coloniales d¹Afrique et d¹Asie, la torture, l¹OAS, la crétinisation bourgeoise, le Parisien libéré, et Guy Lux... Époque impitoyable : l¹acharnement de la mêlée a fonctionné comme un processus de sélection des espèces. Des deux côtés. Dans le camp de la bourgeoisie : premières expériences de capitalisme d¹État avec le rationnement et la subordination de l¹industrie aux tâches militaires; transformation des méthodes politiques et embryons du 1. Voir Philippe Bernard, La Fin d¹un monde ‹1914-1929, Paris,1975, p. 99 : « [En 1918], utilisant le mécontentement provoqué par les rappels de spécialistes des jeunes classes, qu on remplaçait dans les usines par des travailleurs étrangers une minorité syndicale crut rendre possible un mouvement à la fois défaitiste et révolutionnaire analogue à celui qui s¹était produit en Russie : c¹est [...] l¹impression que l¹on retire de l¹évolution des événements, en particulier dans la région de Saint-Étienne [...]. Clemenceau reçut en l¹occurrence le concours du dirigeant du Comité de défense syndicaliste, Merrheim [...]. Merrheim n'avait jamais adhéré aux thèses du défaitisme révolutionnaire : ³ Nous ne voulions pas faire subir à la France la paix de Brest-Litovsk ², dira-t-il au Congrès de la CGT, en 1919, pour justifier sa conduite à cette époque. » 13 L¹AMOUR DE LA VIE fascisme; début de la pensée keynésienne... Dans les rangs ouvriers, tout ce qui n¹était encore qu¹opportunisme avant 1914 apparaît, à la lumières des années de guerre, comme trahison ouverte; les nuances sont devenues des abîmes : faillite du syndicalisme et de la IIe Internationale. Dans le camp prolétarien, toute erreur politique dans la stratégie et la tactique de l¹insurrection est fatale. Les prolétariats allemand, hongrois, italien, en font l¹expérience sanglante. Le programme des spartakistes allemands, publié en janvier 1919, après le début de l¹insurrection du 9 novembre 1918, dédarait : « La révolution prolétarienne n¹implique dans ses buts aucune terreur [...]. Elle n¹a pas le besoin de verser le sang, car elle ne s¹attaque pas aux êtres humains, mais aux institutions et aux choses. » Quelques jours plus tard, l¹insurrection prolétarienne était noyée dans le sang et Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui avaient rédigé ces lignes, massacrés par l¹armée allemande sur ordre d¹un gouvernement « social-démocrate ». Béla Kun pensait être « plus à gauche » que Lénine, en particulier par sa politique agraire qui refusait le partage des terres et entendait transformer directement les grandes exploitations seigneuriales hongroises en fermes d¹État. Il n¹eut pas le soutien de la masse paysanne et la République hongroise des Conseils fut submergée après une brève existence de 133 jours et une résistance héroïque aux troupes impérialistes (dont les forces françaises du général Franchet d¹Espérey, venu combattre là le bolchevisme et « sauver la civilisation », comme son collègue Weygand l¹année suivante à Varsovie). La social-démocratie hongroise, aux engagements de laquelle Béla Kun s¹était fié, trahit la révolution, livra le pays aux troupes roumaines, françaises, etc., et fraya la voie à la terreur fasciste du régent Horthy. La tempête des mutineries et des insurrections se propagea à travers l¹Europe. Mais seul émergea et se maintint, du côté prolétarien, l¹État soviétique. En elles-mêmes, les conditions extraordinairement 14 INTRODUCTION pénibles de la naissance de la première dictature du prolétariat durable, constituaient déjà une limite. A tous ceux qui, faisant abstraction des conditions effroyables de la formation du premier État prolétarien, conditions imposées par la barbarie impérialiste, prétendent le juger en tant que pure incarnation de l¹« idée marxiste » (ou de l¹« idée léniniste »), on s¹imagine demandant : « Que vouliez-vous qu¹il fît? » Et eux répondant : « Qu¹il mourût! » Parler de la politique de Lénine et de la formation de l¹Union soviétique sans en analyser les conditions concrètes ‹ conditions qui ont par ailleurs produit dans toute l¹Europe des formes nouvelles de dictature de la bourgeoisie ‹ n¹a pas de sens. Recourons à nouveau au témoignage de Keynes, que l¹on ne peut suspecter de sympathie pour le bolchevisme. Poursuivant, dans les Conséquences économiques de la paix, son tableau de la misère européenne à l¹issue de la Première Guerre mondiale, il en vient à parler de la Russie, la Hongrie et l¹Autriche : « Là, les malheurs de l¹existence et la décomposition de la société sont si connus qu¹ils n¹ont pas besoin d¹être analysés. Ces pays [...] sont un exemple vivant de la quantité de souffrances que l¹homme peut supporter et du point jusqu¹où peut tomber la société [...]. La productivité physique et la résistance à la maladie diminuent peu à peu, mais la vie continue tant bien que mal jusqu¹à ce que soient atteintes enfin les limites de l¹endurance et que les conseils du désespoir et de la folie tirent ceux qui souffrent de la léthargie qui précède la crise. Alors, l¹homme s¹agite et les liens de l¹usage sont brisés. Le pouvoir des idées est souverain. L¹homme écoute toutes les suggestions d¹espérance, d¹illusion, de vengeance qui lui sont apportées par le vent. Au moment où nous écrivons, le bolchevisme russe semble, pour l¹instant du moins, s¹être consumé, et les peuples de l¹Europe centrale et orientale sont plongés dans une effrayante torpeur. » Op. cit., p. 200-201. De fait, la Russie soviétique, que ses ennemis avaient réduite, à l¹été 1918, aux dimensions du grand-duché de Moscovie, et qui se trouvait, en cette année 1919, ravagée par la faim, le froid, le typhus, assaillie par les troupes d¹invasion et par les armées blanches de 15 L¹AMOUR DE LA VIE Koltchak et Dénikine, paraissait à bout. Un discours de Lénine du 4 juin 1918 (Rapport sur la lutte contre la famine) rendait compte de la gravité de la situation en des termes voisins de ceux de Keynes l¹an suivant : « Partout, aussi bien dans les pays belligérants que dans les pays neutres, la guerre, la guerre impérialiste entre les deux groupes de rapaces géants, a entraîné l¹épuisement total des forces productives. La ruine et la misère en sont arrivées au point que dans les pays les plus évolués, les plus civilisés et les plus cultivés, qui n¹ont pas connu la faim non pas depuis des dizaines d¹années, mais même depuis des centaines d¹années, la guerre a engendré la famine, au sens le plus authentique, le plus littéral du terme [...]. L¹Allemagne et l¹Autriche, par exemple, pour ne rien dire des pays vaincus et asservis, souffrent de la faim, de la plus réelle des famines [...]. Maintenant que tous les moyens de production sont mis au service de la guerre, les plus sombres des prédictions s¹accomplissent sous nos yeux, et nous voyons que le retour à la barbarie, la famine et le déclin général de toutes les forces productives frappent un nombre toujours plus élevé de pays. Nous avons maintenant à régler la question la plus élémentaire de toute communauté humaine : vaincre la faim... » OEuvres complètes, t. 27, p. 447, 448, 451. « Régler la question la plus élémentaire de toute communauté humaine. » Émergeant d¹une Europe dévastée, l¹économie soviétique est née et a pris forme en tant que mode de résolution des questions les plus élémentaires de la survie : se nourrir, se chauffer, produire les objets les plus indispensables à l¹existence humaine. Cette économie est, dès les premiers jours, sous la dépendance des phénomènes naturels (en même temps que de catastrophes imputables à des actions humaines); elle est marquée par le rythme des saisons, le cycle des travaux agraires (les moments de labours, de semailles, de récoltes), la question des transports indispensables et des communications, les offensives du froid et les difficultés propres de l¹hiver, la recherche des combustibles, la résistance aux épidémies... Lorsqu¹en décembre 1919, Lénine énumère et analyse, à la 8e Conférence du PC(b)R, les principaux problèmes du moment, on voit à quel point il s¹agit des conditions fondamentales de la simple survie : 16 INTRODUCTION « Le problème du ravitaillement est à la base de tous les problèmes [...]. Un autre problème essentiel est celui du combustible [...]. Le bois doit nous sauver [...]. Notre troisième tâche est la lutte contre les poux qui transmettent le typhus exanthématique. Ce typhus, dans une population minée par la famine, malade, privée de pain, de savon, de combustible, peut dégénérer en une calamité qui nous empêchera de venir à bout de toute édification socialiste. C¹est là un premier pas dans notre lutte pour la culture et c¹est une lutte pour l¹existence. » O.C., t. 30, p. 185-187. Le blé, le pain, le bois, les labours, les convois de ravitaillement et de combustible... Les mots d¹ordre d¹urgence, d¹une rigoureuse simplicité, se succèdent : « Tout pour le ravitaillement! », « Tout pour la récolte! », « Tout pour le combustible! », « Tout pour les transports! ». D¹un front vital à un autre, sans répit. En même temps que la guerre mobilise les forces du nouvel État sur telle frontière provisoire, puis sur telle autre (« Tous contre Koltchak! », « Tous contre Dénikine! »). La trame de la politique de Lénine ‹ et du système économique qui prend forme dans ces conditions de lutte de classes acharnée ‹ est là. Mais, en même temps, c¹est une formation idéologique déterminée (le bolchevisme, marxisme révolutionnaire dans les conditions de la Révolution russe) qui entre dans un processus contradictoire de fusion avec la réalité, et donc de transformation. Une conception globale du mouvement de masse, de la révolution, de la classe ouvrière, de la paysannerie, des intellectuels, de l¹impérialisme, du socialisme, du travail, de la technique, etc., est mise à l¹épreuve des faits, mise en oeuvre, transformée, en partie maintenue, en partie abandonnée. Certaines idées fonctionnent comme repères, d¹autres comme limite explicite, d¹autres encore (qui nous apparaissent maintenant à la lumière de plus d¹un demi-siècle de développement historique) comme limite implicite, non perçue à l¹époque. 17 L¹AMOUR DE LA VIE Dans l¹actuelle conjoncture historique et idéologique, plusieurs composantes mettent à l¹ordre du jour, avec une certaine urgence, l¹analyse et le bilan critique, à la fois du léninisme en tant qu¹étape historiquement déterminée du développement du marxisme révolutionnaire, et de l¹expérience historique de l¹Union soviétique en tant que formation sociale concrète. En voici quatre qui me paraissent essentielles à ce point de vue : 1. L¹apparition du révisionnisme en URSS ; le processus de restauration du capitalisme; la transformation du premier État prolétarien durable en instrument de domination d¹une bourgeoisie à caractère impérialiste (Tchécoslovaquie, Inde, etc.). Poser la question des racines du révisionnisme, c¹est aussi nécessairement s¹interroger sur les limites de la révolution d¹Octobre et les luttes de classes qui l¹ont précédée et suivie, ainsi que sur les limites subjectives du bolchevisme et de la pensée de Lénine. 2. La Révolution culturelle en Chine et, dès avant 1965, la façon nouvelle dont la pensée de Mao Tsétoung et le développement des luttes révolutionnaires du peuple chinois ont permis de poser un certain nombre de questions fondamentales de la révolution et de la transformation socialiste de la société : ligne de masse, traitement dialectique des contradictions fondamentales (ville-campagne, agriculture- industrie, travail manuel-travail intellectuel), théorie et pratique de la révolution ininterrompue et par étapes, transformations révolutionnaires dans la sphère de l¹idéologie, théorie et pratique de la révolution sous la dictature du prolétariat, critique de masse du révisionnisme, etc. 3. La décomposition du « gauchisme » en France a donné naissance, depuis 1968, à toute une série d¹offensives idéologiques contre Lénine, le marxisme-léninisme et les principes fondamentaux de la dictature du prolétariat. Des idéologues « modernes », brandissant des bannières diverses (« désir », « spontanéité », « anti-autoritarisme » ‹ et même, pour certains, un pseudo ‹ « maoïsme » qui n¹a rien à voir 18 INTRODUCTION avec la pensée de Mao Tsétoung), adoptent, vis-à-vis de Lénine et des débuts de la dictature du prolétariat en Russie, la position de haine de classe qui a toujours été celle de la bourgeoisie et des forces réactionnaires à l¹égard de la révolution prolétarienne. Exhumant de vieux sophismes et de vieilles calomnies accumulés au fil des ans par les cohortes de scribes du capital, ces gens les mettent hâtivement au goût du jour, en en conservant l¹essentiel : travestissement de la réalité historique, inversion des responsabilités, discours creux, subjectivisme et idéalisme. Ils s¹acharnent à présenter le bolchevisme comme une variante de la pensée bourgeoise et de la politique de la bourgeoisie, caricaturant Lénine comme un « putschiste » et un « autocrate », au mépris de la réalité historique. A travers Lénine et l¹expérience historique d¹Octobre, ils visent le principe même de la révolution et de la dictature du prolétariat. Sous couvert de « droit à la révolte », ils nient le droit des masses opprimées à se révolter et à établir leur dictature sur les exploiteurs. Il importe de réfuter ces campagnes de calomnies contre Lénine et la révolution d¹Octobre pour entreprendre une véritable analyse critique du léninisme et de l¹expérience soviétique, à la lumière des faits et du point de vue du matérialisme historique. 4. La crise économique mondiale et les efforts d¹industrialisation et d¹édification économique indépendante des peuples du tiers monde engagés dans la lutte contre la domination impérialiste, incitent également à faire une analyse détaillée et, dans la mesure du possible, un bilan de l¹expérience de l¹URSS et des caractéristiques spécifiques de la pensée de Lénine et de l¹idéologie bolchevique, en matière de politique économique, de transformation des procès de production et de travail. Des questions aujourd¹hui aussi brûlantes que celle du « transfert technologique », du choix des méthodes de production, de la transformation des structures agraires, peuvent recevoir d¹un tel débat des éléments importants. Toute pensée a ses limites. Aucune ne peut incarner une vérité absolue, hors du temps et de la réalité historique. Celle de Lénine ne fait pas exception. Toute formation sociale a également ses limites, 19 L¹AMOUR DE LA VIE qui tiennent aux conditions concrètes de son apparition, aux rapports qu¹elle entretient avec d¹autres formations sociales, au niveau atteint par les forces productives de son époque, etc. L¹objet du présent travail est de tenter une analyse matérialiste historique des mesures concrètes et de l¹idéologie de Lénine et du parti bolchevik en matière d¹organisation économique. Je m¹en suis tenu ici à deux ensembles de problèmes qui me paraissent essentiels en ce qu¹ils concernent directement les deux classes fondamentales de producteurs directs et ont, plus que d¹autres problèmes (parfois plus spectaculaires), contribué à donner sa physionomie et sa structure profonde à l¹Union soviétique : ‹ la politique agraire (c¹est-à-dire les rapports avec la paysannerie); ‹ la politique d¹organisation du travail industriel (c¹est-à-dire un des aspects essentiels du rapport avec la classe ouvrière). On verra d¹ailleurs que les deux sont, en plusieurs points, étroitement imbriqués. Je ne prétends nullement faire ici oeuvre d¹historien, ni même présenter une réflexion d¹ensemble ou un bilan synthétique de la révolution soviétique 1. Il s¹agit plutôt ici de procéder à une investigation de quelques points clés. D¹où le caractère volontairement discontinu de ce travail, détaillé sur quelques questions, elliptique sur d¹autres. On pourrait y voir, si l¹on veut, une tentative d¹« acupuncture théorique ». Explorer certaines limites de la Révolution russe et de la pensée de Lénine. Non pour refermer la brèche, mais pour l¹élargir. Non 1. L¹ouvrage historique fondamental de E. H. Carr, The Bolshevik Revolution, était longtemps resté non traduit en français : cette lacune vient d¹être comblée. Par ailleurs, Charles Bettelheim a entrepris une analyse d¹ensemble, du point de vue du matérialisme historique, des processus de luttes de classes dans la formation sociale soviétique, et de son développement. Le premier volume, qui porte sur la période 1917-1923, est paru (Charles Bettelheim, Les Luttes de classes en URSS, première période, Paris, 1974); un second volume, consacré pour l¹essentiel à la période de la NEP doit paraître prochainement. On ne peut que conseiller au lecteur de se reporter à ces deux ouvrages de base pour une vue plus exhaustive des questions abordées ici. pour abandonner la voie ouverte ‹ la voie de la révolution prolétarienne ‹, mais pour s¹y engager plus avant. Dans un texte rédigé le 14 octobre 1921, à l¹occasion du 4e anniversaire de la révolution d¹Octobre, Lénine disait : « Cette première victoire n¹est pas encore une victoire définitive [...]. C¹est nous qui avons commence cette oeuvre. Quand, dans quel delai, les prolétaires de quelle nation la feront aboutir, il n¹import. Ce qui importe, c¹est que la glace est rompue, la voie est ouvert, la route tracée. » O.C., t. 33, p. 49. PREMIÈRE PARTIE LÉNINE ET LES PAYSANS 23 CHAPITRE 1 Le mouvement de masse « Le vierge, le vivace et le bel aujourd¹hui Va-t-il nous déchirer avec un coup d¹aile ivre Ce lac dur oublié que hante sous le givre Le transparent glacier des vols qui n¹ont pas fui ! » Mallarmé. Tout compte dans le cycle des travaux agraires. Mais c¹est à l¹approche d¹octobre qu¹on refait le monde. La récolte est achevée et la terre s¹offre à nouveau, immense et indifférenciée. Tout est à recommencer. Mais comment? Qui labourera quoi? La révolution de Février 1917 n¹a pas encore changé grand-chose dans les campagnes : au moins a-t-elle posé la question. Il y a la propriété juridique, il y a la possession, il y a l¹usufruit, le fermage, etc. Ici les terres appartiennent au tsar, là à l¹Église, là-bas au seigneur, ailleurs à la communauté rurale (le mir); d¹autres terres appartiennent à des paysans privés. La « question agraire », comme on dit, est « complexe »... Mais, soudain, en cet automne 1917, chaque paysan ressent que le vrai moment de l¹appropriation du sol, l¹acte le plus profond de l¹appropriation, c¹est celui où le soc, entamant la terre pour un nouveau labour, inaugure une nouvelle année de travail et de production. Et ce moment, le voici qui arrive. Depuis que le tsar a été jeté à bas, voilà des mois qu¹on en discute, du sort des terres. Comment partager les terres seigneuriales, convoitées depuis des siècles par la masse des paysans? Faut-il ou non attendre la formation de l¹Assemblée constituante? Faut-il ou non indemniser les propriétaires? Quelles institutions, dans les campagnes, LÉNINE ET LES PAYSANS 24 se chargeront de la répartition? Là-bas, dans les assemblées tumultueuses de la ville, les projets circulent et s¹affrontent. Et rien ne se fait. Et voici venir l¹automne. Le village restera-t-il silencieux? On sent, dans les campagnes, que ce moment est décisif. Va-t-on laisser, comme chaque année, les propriétaires fonciers libres de faire labourer, puis semer leurs terres à leur guise ? Va-t-on leur laisser les coupes de bois, les immenses réserves de matériaux et de combustibles qu¹ils ont accumulées dans les forêts? Va-t-on, une fois de plus, se tenir respectueusement à l¹écart des terres les plus riches et s¹atteler à la charrue pour retourner le sol caillouteux de sa propre parcelle? Oui, c¹est maintenant que tout se joue, au moment des labours. Le moment est venu où chaque propriétaire, chaque possesseur du sol marque son territoire, sa terre, pour un an. Attendre encore, laisser passer ce moment, c¹est remettre les choses à un an plus tard. Et qui sait où l¹on en sera un an plus tard? Qui sait ce qu¹auront manigancé les propriétaires fonciers et leurs alliés? Empêcher les seigneurs de faire labourer leurs terres, les labourer à leur place ‹ tout de suite ‹, couper leur bois, c¹est fonder un nouveau droit. On ne s¹empare pas des terres comme d¹un objet, les paysans le sentent bien. Qu¹est-ce que ça veut dire, « prendre les terres »? Chacun voit bien qu¹elles resteront au même endroit, qu¹on ne peut pas les emporter! Bien sûr, on peut prendre des instruments aratoires, briser des clôtures, brûler des fermes, s¹emparer de récoltes. De tels actes de pillage, il y en a eu depuis mars 1917. Mais justement, ce sont des actes de pillage : on peut les expliquer, les justifier par la haine accumulée contre les seigneurs, par les immenses souffrances du passé et le servage encore récent. Mais pour la masse des paysans, ces actes ne fondent pas un droit nouveau; ce sont des règlements de compte en dehors du droit. Et souvent, ce sont les « pauvres » qui ont agi ainsi, les paysans sans terre. Pour les autres paysans, les « pauvres » ne sont pas tout à fait des vrais paysans. On peut comprendre leurs actes de désespoir, mais ce n¹est pas de ce côté-là qu¹on cherchera l¹issue. Non, l¹issue, elle est du côté de l¹acte de vie, du travail : le vrai droit, c¹est là qu¹il trouve son fonde LES MOUVEMENT DE MASSE 25 ment, dans le labour et l¹ensemencement, dans cette longue marche haletante où, sillon après sillon, contre la terre lourde et la pierraille, le paysan force la voie des subsistances de l¹an prochain. Les lignes politiques s¹affrontent sur la question agraire depuis février-mars 1917 : nationalisation ? partage ?... Chaque groupe a son programme, les projets de lois ou de décrets s¹accumulent, les textes s¹affrontent dans les soviets. Bolcheviks, mencheviks, socialistes-révolutionnaires, cadets s¹opposent. Dans les campagnes, il y a eu quelques « désordres », et des idées cheminent ‹ et il y a aussi les déserteurs revenus du front, qui font de l¹agitation dans les villages et poussent à la prise des terres. Mais, à l¹été, rien ne s¹est fait de décisif et, si quelque chose a mûri dans l¹immensité paysanne, ce n¹est encore que le cheminement silencieux et souterrain de la pensée collective qui lentement prend forme... Et voici qu¹en août-septembre-octobre 1917, cette pensée collective se condense, et qu¹une idée simple s¹empare de l¹immense masse paysanne ‹ qui va, à nouveau, faire basculer la Russie : c¹est maintenant qu¹il faut agir, au moment des labours. C¹est maintenant qu¹il nous appartient, à nous paysans, de nous emparer des terres seigneuriales, pour les marquer de notre travail et fonder ainsi notre droit. Août-septembre-octobre 1917 : un peu partout dans l¹immense plaine russe, les masses paysannes passent à l¹action, s¹emparent des terres des seigneurs interdisent par la force les labours commandés par les propriétaires fonciers, procèdent elles-mêmes à leur guise aux labours et aux ensemencements, font elles-mêmes et pour leur propre compte les coupes de bois dans les forêts des seigneurs. Le mouvement de masse paysan entreprend de régler à sa manière la « question agraire ». C¹est le « partage noir ». La Révolution est à un nouveau tournant : une fois de plus, toutes les forces sociales et politiques, tous les individus qui ont jusque-là pris part à l¹action révolutionnaire, sont mis à l¹épreuve. Quelle attitude adopteront-ils vis-à-vis du soulèvement paysan? Là est le point décisif. C¹est l¹essence même de la Révolution qui est en jeu. Qui décide du moment crucial d¹une révolution? Un groupe LÉNINE ET LES PAYSANS 26 d¹hommes résolus, ou les brusques transformations de la conscience sociale, quand des millions d¹hommes passent brusquement à l¹action? Et quelle a été la nature profonde d¹Octobre? Putsch ou Révolution au plein sens du mot? Que toute la légende « antiléniniste », dans son acharnement à décrire ‹ et décrier ‹ un bolchevisme coupé du mouvement de masse et perpétrant par surprise un coup d¹État audacieux, passe sous silence le lien direct qui unit l¹insurrection d¹Octobre au soulèvement de masse des paysans russes, c¹est, somme toute, facile a comprendre. Quand on va répétant que seuls les socialistes-révolutionnaires, héritiers des populistes, étaient liés aux paysans, alors que les bolcheviks agissaient en politiciens bourgeois, il est évidemment difficile d¹admettre qu¹au moment crucial où se posait pratiquement la question de soutenir ou de réprimer le mouvement révolutionnaire de masse des paysans, seuls Lénine et le parti bolchevik se sont mis, en fait, du côté des paysans. Là est pourtant la vraie base de l¹insurrection, du point de vue du mouvement de masse. Si Octobre a eu lieu en octobre, c¹est parce que les paysans russes, en passant à l¹action à l¹époque des labours 1, ont, par là même, 1. Il sera fait à plusieurs reprises référence au cycle des travaux agraires comme étant l¹une des déterminations du rythme de la lutte des classes dans le cours de la Révolution russe. Il est donc utile de donner quelques indications sur ce calendrier, particulièrement précis et contraignant dans la Russie d¹Europe. Le système de culture le plus répandu à la veille de la Révolution était, en Russie d¹Europe, l¹assolement triennal (deux champs en culture et un troisième en jachère, généralement utilisé comme pâturage). La culture céréalière la plus importante est le seigle, qui sert à produire le pain d¹alimentation courante. Il y a également des blés d¹hiver et de printemps (froment), mais qui jouent un rôle secondaire (pain blanc). En général, quand on parle de « blé » en Russie à cette époque, il s¹agit pour l¹essentiel du seigle. Le seigle est une culture d¹hiver. Les labours et semailles (simultanés) ont lieu selon les régions à la fin du mois de juillet, en août, en septembre ‹ et même en octobre dans certaines régions du tchernoziom sud. On moissonne en juin, juillet, août, également selon les régions (on trouvera le détail du calendrier du seigle et des autres cultures dans l¹ouvrage de Michael Confino, Systèmes agraires et Progrès agricole, l¹assolement triennal en Russie aux XVIII e et XIX e siecles, Paris-La Haye, 1969; pour le seigle, voir en particulier p. 70). La « période de pointe » principale des travaux agricoles intervient en juilletaoût, parfois début septembre. On peut situer une période de travail secondaire ‹ mais qui peut devenir cruciale si la soudure est difficile ‹ au printemps (marsavril- mai), période des labours et semailles des cultures de printemps, appelées LÉNINE ET LES PAYSANS 27 mis en demeure toutes les forces politiques de se déterminer par rapport à la question du pouvoir des masses ‹ du pouvoir tout court. La seule réponse conséquente, dans cette situation de crise aiguë, fut celle des bolcheviks : l¹insurrection armée contre le gouvernement provisoire, pour sauver et protéger le mouvement de masse. Cent fois, on a tiré argument du fait que le programme agraire des socialistes-révolutionnaires avait eu plus de succès dans les assemblées paysannes que celui des bolcheviks, et que les bolcheviks avaient fini par s¹y rallier tardivement. Mais combien pèsent aussi « cultures d¹été ». La moisson des cultures de printemps se fait presque en même temps, souvent, que celle des cultures d¹hiver, et les semailles d¹hiver interviennent également d¹une façon rapprochée. La brièveté de l¹été russe et la rigueur des froids accroissent la concentration des travaux à effectuer et donnent au cycle agraire un caractère plus contraignant qu¹ailleurs. Les retards peuvent être catastrophiques. La fin de l¹été apparaît donc aux paysans comme une échéance décisive. Indiquant les points de repère du calendrier familier des paysans, Michael Confino mentionne le 2 septembre (fin de l¹été) et le 18 septembre (départ des cigognes vers le sud et début des froids) ‹ ouvrage cité, p. 121 (ces dates ont, jusqu¹en 1918, 13 jours de retard sur le calendrier européen). La montée brusque de la tension dans les campagnes russes au cours de l¹été 1917 devant les manoeuvres dilatoires des féodaux et des partis bourgeois s¹inscrit dans cette perception temporelle de la paysannerie. C¹est à ce moment que le mouvement de masse paysan prend son essor, s¹intensifiant encore à l¹automne par sa dynamique propre, renforcée en certains endroits par les exigences tardives des labours et semailles d¹hiver (ainsi dans la province de Tambov, un des centres les plus actifs dans les « troubles paysans » et importante région productrice de seigle de la « zone centrale des tchernozioms » ‹ cf. Lavrichtchev, Géographie économique de l¹URSS, Moscou, 1960, p. 288). Un autre élément « saisonnier » directement lié au cycle agraire a sans doute renforcé cette détermination : la recrudescence des désertions à l¹approche des travaux les plus importants, les paysans quittant massivement le front et l¹armée pour revenir ‹ illégalement ‹ participer aux moissons et aux semailles. Ces déserteurs, déjà hors-la-loi, sont souvent les partisans les plus déterminés et les éléments moteurs des actions illégalistes dans les campagnes : prises de terres, coupes de bois et labours sauvages. Dès la fin du XIXe siècle, d¹ailleurs, avec le développement du marché, et une certaine déstabilisation de la population rurale, on commencait à assister, en Russie, à cette espèce de pulsation qui ramenait cycliquement au travail des champs, en période de pointe, des éléments de la paysannerie dispersés en cours d¹année dans des activités diverses, parfois à l¹usine, parfois ailleurs. (Cf. B. Kerblay, « La réforme de 1861 et ses effets sur la vie rurale dans la province de Smolensk », in Le Statut des paysans libérés du servage, recueil présenté par R. Portal, Paris- La Haye, 1963, p. 282 : « Engel¹gart cite l¹exemple d¹une famille composée de trois frères mariés, deux des frères partent à l¹automne et au printemps s¹engager comme terrassiers pour revenir chaque année du 1er juillet au 1er septembre à l¹époque des pleins travaux agricoles. ») LÉNINE ET LES PAYSANS 28 les affrontements de textes au regard des positions pratiques des divers partis politiques au moment décisif du mouvement de masse? Si l¹on ne rend pas justice à Lénine et aux bolcheviks quant à leur attitude vis-à-vis de l¹Octobre des paysans, on s¹interdit de comprendre ce qui fut l¹âme ‹ ou l¹essence ‹ de la révolution d¹Octobre; et le reste devient bavardage. La question est d¹importance : elle mérite d¹être débattue en détail ‹ quitte à argumenter aujourd¹hui « contre le courant ». La légende est tenace : les socialistes-révolutionnaires, implantés dans les campagnes, défendaient les intérêts paysans; les bolcheviks, qui n¹y entendaient rien mais voyaient le peu de succès de leur ligne agraire, reprirent à leur compte le programme agraire des SR, ce qui leur valut l¹alliance éphémère de la paysannerie au moment du coup d¹État d¹Octobre. La réalité est autre. C¹est une sorte de chassé-croisé qui eut lieu entre la révolution de Février 17 et celle d¹Octobre 17. Au début, en l¹absence de mouvement de masse paysan, les SR défendaient résolument une ligne de partage des terres qui paraissait avoir la sympathie du monde rural. Les bolcheviks, eux, hésitaient, et Lénine ne cachait pas ses doutes quant au rôle de la paysannerie dans la Révolution. Puis, à mesure que les « troubles » éclataient dans les campagnes, les SR ‹ qui participaient au gouvernement provisoire ‹ se faisaient plus timorés, puis franchement hostiles. Partage, oui, disaient-ils maintenant, mais dans la légalité. Pas question de laisser faire les paysans eux-mêmes : il faut attendre l¹Assemblée constituante. Les bolcheviks, eux, faisaient le trajet inverse : les paysans ont raison de se révolter et de prendre les terres sans attendre. Et puisque la volonté des masses commence à s¹affirmer dans la pratique, nous, bolcheviks, soutenons le « projet de décret » sur la terre que les SR ont présenté et que les députés paysans ont adopté. Mais, paradoxe, les SR, déjà inquiets du développement des mouvements spontanés dans les campagnes, ne défendent plus leur propre LES MOUVEMENT DE MASSE 29 projet que du bout des lèvres, au moment où les bolcheviks s¹en font les ardents propagandistes. Opportunisme que ces zigzags dans la ligne agraire des bolcheviks? Oui, si l¹on s¹imagine qu¹une ligne politique se déduit d¹un corps de doctrine et d¹un ensemble de définitions posées au départ. Non, si l¹on pense que l¹essence de la Révolution, c¹est le mouvement de masse, et que le mouvement de masse crée des choses nouvelles. Si l¹on tient que seule est pertinente, en dernière analyse, l¹attitude vis-à-vis du mouvement de masse, on la prendra comme fil directeur ‹ bien plus que la lettre des « programmes » successifs. En avril 1917, au moment où Lénine est revenu bousculer les dogmes des « vieux bolcheviks » et appeler le Parti à mettre à l¹ordre du jour le passage à la révolution sociale ‹ le « passage à l¹acte » en somme, inattendu parce qu¹attendu trop longtemps! ‹, il hésite sur la question agraire. Le programme agraire des « Thèses d¹avril » reste très doctrinaire : nationalisation, grandes exploitations modèles sur les anciennes terres seigneuriales; s¹appuyer essentiellement sur les paysans pauvres; pas de partage. Mais l¹essentiel est ailleurs. Les projets de loi agraire, Lénine ne leur accorde qu¹un intérêt relatif. Ce qu¹il guette, c¹est le mouvement de masse des paysans : au fond, c¹est là que l¹essentiel se jouera. Lénine le dit au même moment dans ses Lettres sur la tactique, également écrites en avril 1917 : « Il est possible que la paysannerie prenne toute la terre et tout le pouvoir [...]. Mais il existe aussi une autre possibilité : les paysans peuvent prêter l¹oreille aux conseils du parti socialisterévolutionnaire, parti petit-bourgeois soumis à l¹influence des bourgeois... qui leur recommande d¹attendre jusqu¹à l¹Assemblée constituante, bien que même la date de sa convocation ne soit pas encore fixée. Bien des choses sont possibles. [... : pour le moment, il y a collaboration de classe entre la paysannerie et la bourgeoisie; R.L.] Quand ce fait cessera d¹être un fait, quand la paysannerie se séparera de la bourgeoisie, prendra la terre malgré elle, prendra le pouvoir contre elle, alors s¹ouvrira une nouvelle étape de la révolution démocratique bourgeoise, dont il faudra s¹occuper tout spécialement. » O.C., t. 24, p. 37-38. LÉNINE ET LES PAYSANS 30 La Révolution n¹a pas commencé dans les campagnes, c¹est un fait. Or tout dépend de cela. Il faut appeler les paysans à prendre les terres. Il faut appeler les soldats à aider les paysans pour cette prise révolutionnaire des terres. Dès avril 1917, Lénine prend cette position de principe, et il n¹en démordra pas : l¹essentiel est de libérer l¹initiative révolutionnaire de la paysannerie. L¹essentiel est que les paysans règlent eux-mêmes, en passant à l¹action, la question des terres. Au même mois d¹avril 1917, le parti socialiste-révolutionnaire prend la position inverse. Le SR Tchernov devient ministre de l¹Agriculture dans le gouvernement provisoire de Kerenski, dont il soutient désormais la politique agraire, et en particulier ce point central : la réforme agraire doit se faire dans la légalité; il ne faut tolérer aucune action spontanée des paysans avant la réunion de l¹Assemblée constituante. Cela veut dire qu¹à partir de ce moment, les socialistesrévolutionnaires, participant au gouvernement réformiste bourgeois, freinent la révolution agraire et s¹opposent à l¹essor du mouvement de masse paysan. Le parti socialiste-révolutionnaire entend, comme le reste de la bourgeoisie, octroyer la terre aux paysans ‹ avec, d¹ailleurs, des compensations pour les propriétaires fonciers expropriés. Là est le clivage essentiel. L¹épisode du programme agraire des SR en juin 1917, produisant le « décret modèle » accepté par la majorité des députés paysans et finalement repris par les bolcheviks à l¹été 17, est secondaire. Que la paysannerie préfère tel mode de répartition des terres à tel autre, c¹est pour l¹instant de peu de portée : l¹essentiel est qu¹elle prenne son destin en main, qu¹elle agisse par elle-même, sans attendre les « bienfaits » du gouvernement. A la fin de l¹été et au début de l¹automne, le mouvement tant attendu, tant espéré, se produit. Selon les statistiques officielles, il y avait eu en mai 1917 environ 150 cas de prises de terres par la force; en août, près de 500; en septembre, près de 1 000 1. En septembre 17, des soulèvements paysans éclatent de toutes 1. E. H. Carr, The Bolshevik Revolution, éd. Penguin, t. 2, p. 40. LES MOUVEMENT DE MASSE 31 parts. Les plus nombreux et les plus violents se produisent dans la province de Tambov : le gouvernement provisoire y fait décréter l¹état de siège et envoie des troupes pour « rétablir l¹ordre ». La question agraire tourne à la guerre civile. Comment réagissent les forces politiques face à l¹insurrection rurale? Kerenski envoie les cosaques. Les socialistes-révolutionnaires abandonnent leur propre programme et proposent de composer avec les propriétaires fonciers, d¹accepter des indemnisations. Pour Lénine, au contraire, l¹heure décisive est venue : il faut soutenir et protéger le soulèvement paysan, y compris par l¹action armée. C¹est le soulèvement paysan qui donne le signal de la révolution d¹Octobre. Bien sûr, d¹autres facteurs se conjoignent ‹ que Lénine énumère, analyse, martèle : la tentative de Kornilov a éclairé les masses sur le danger imminent d¹un putsch contre-révolutionnaire; les bolcheviks sont en train de conquérir la majorité dans les soviets; les conditions « techniques » d¹une action armée sont favorables; les ouvriers sont exaspérés par le sabotage capitaliste, etc. Mais le coeur de la question, c¹est l¹attitude vis-à-vis du mouvement insurrectionnel de masse des paysans : va-t-on les laisser écraser militairement par les troupes de Kerenski? ou va-t-on au contraire tout faire pour les soutenir et assurer leur victoire? Le 29 septembre 1917, Lénine écrit : « En Russie, le grand tournant de la revolution est incontestablement arrivé. Dans ce pays paysan, [...] un soulèvement paysan grandit. Les bolcheviks seraient traîtres à la paysannerie [s¹ils n¹agissent pas; R.L.], car tolérer qu¹un gouvernement [...] écrase le soulèvement paysan, c¹est perdre toute la révolution. » O.C., t. 26, p. 71, 76. On est loin d¹un Lénine politicien bourgeois menant l¹insurrection bolchevique à la façon d¹un vulgaire putsch ‹ comme nous le présentent les pseudo-courants « antiléninistes de gauche » d¹après mai 68 1. 1. C¹est en substance l¹image de Lénine présentée par P. P. Rey dans son livre Les Alliances de classes, Paris, 1973. LÉNINE ET LES PAYSANS A ces « antiléninistes » qui se réclament de la pensée de Mao Tsétoung en la dénaturant, on peut suggérer de lire cet extrait de la Lettre aux camarades bolcheviks participant au Congrès des soviets de la région du Nord, rédigée par Lénine en octobre 1917 : « Dans tout le pays, le soulèvement paysan se déchaîne. Il est clair comme le jour que les Cadets et leurs satellites le minimisent de toutes les façons, qu¹ils le ramènent à des « pogroms », à l¹« anarchie ». Ce mensonge est réfuté du fait qu¹on a commencé dans des centres d¹insurrection à remettre la terre aux paysans : jamais encore les « pogroms » et l¹« anarchie » n¹avaient conduit à de si excellents résultats politiques ! » O.C., t. 26, p. 187. Une dizaine d¹années plus tard, Mao Tsétoung, jeune dirigeant communiste chinois, trouvera dans son rapport d¹enquête sur le Hounan des accents semblables pour soutenir l¹insurrection paysanne, en butte aux calomnies de la réaction et des pseudo-révolutionnaires qui agitent le spectre des « excès » : « La révolte des paysans a arraché les hobereaux à leur doux sommeil [...]. De la couche moyenne de la société à l¹aile droite du Kuomintang, tous s¹accordaient à caractériser la situation par ces mots : « Ça va très mal » [...]. La réalité, c¹est [...] que les larges masses paysannes se sont soulevées pour accomplir leur mission historique, que dans les campagnes les forces démocratiques se sont soulevées pour renverser les forces féodales [...]. Cela va donc très bien [...]. Des milliers et des milliers d¹esclaves ‹ les paysans ‹ jettent à terre leurs ennemis qui s¹engraissent à leurs dépens. Ce que font les paysans est absolument juste : ils agissent très bien! » Mao Tsétoung, OEuvres choisies, Éd. de Pékin, t. 1, p. 25-26. On se réfère à juste titre à l¹enquête dans le Hounan, de Mao Tsétoung, comme exemple d¹attitude positive et révolutionnaire vis-à-vis du mouvement de masse des paysans ‹ et du mouvement de masse en général. Mais où diable est-on aller pêcher que Lénine, lui, ne comprenait rien à ce genre de choses? 33 CHAPITRE 2 La faim On ouvre ici l¹un des chapitres des illusions perdues ‹ ou de l¹écrasante pression des « conditions objectives ». Qu¹on veuille bien comparer deux textes. A la fin du mois de septembre 1917, Lénine écrivait dans les Bolcheviks garderont-ils le pouvoir? : « La question nationale et la question agraire sont à l¹heure actuelle les questions fondamentales pour les masses petitesbourgeoises de la population de la Russie [...]. Et, sur ces deux questions, le prolétariat [...] est seul capable de mener [...] la politique résolue et vraiment « démocratique révolutionnaire » qui assurerait [...] une véritable explosion d¹enthousiasme révolutionnaire dans les masses [...]. » O.C., t. 26, p. 93. Au mois de mai 1918, Lénine écrit dans Thèses sur la politique actuelle : « Il faut garder fermement à l¹esprit les particularités fondamentales de la situation politique et économique de la Russie, en vertu desquelles aucun transport d¹enthousiasme ne peut être d¹aucun secours. Il faut bien comprendre et faire comprendre aux ouvriers cette vérité que seul un travail soutenu et patient de création et de rétablissement d¹une discipline prolétarienne de fer, accompagné d¹une répression impitoyable contre les fauteurs de désordres, les koulaks et les désorganisateurs, peut sauver le pouvoir soviétique au stade actuel [...]. » O.C., t. 27, p. 381. Moins de huit mois séparent ces deux analyses : comment ne pas LÉNINE ET LES PAYSANS 34 sentir, poignante, la différence radicale du ton? A peine passé l¹éblouis. sant moment de l¹irruption dans l¹Histoire, l¹instant saisi ‹ arraché au destin ‹, la jeune République soviétique est prise dans un étau : la guerre, la faim, les forces réactionnaires du monde entier liguées contre ce qui naît... Il faut faire face de tous côtés. Et, aussitôt, que de compromis! La mutilation du territoire, les usines « taylorisées », les tentatives aussitôt avortées de pacte (de « trêve économique ») avec le grand capital monopoliste russe : en un sens, l¹ère des illusions perdues est contemporaine de la naissance elle-même! Pour la paysannerie aussi, tout bascule en quelques mois. La délicate « question agraire » que disputaient les lignes politiques, que le mouvement paysan avait commencé de résoudre à sa manière à l¹automne 1917, voilà qu¹au printemps 1918 un intrus hideux entreprend de la poser brutalement d¹une façon inattendue : cet intrus s¹appelle LA FAMINE. Et il n¹est pas près de quitter la scène! Que la question paysanne ‹ l¹échec de l¹alliance fondamentale entre les deux principales classes de producteurs directs ‹ ait été au centre de l¹histoire soviétique jusqu¹à présent, c¹est presque une évidence. Mais sur la façon dont les choses ont pris forme, sur les racines de cette patiente résistance, de cette hostilité paysanne qui a longuement miné la formation sociale soviétique, les avis divergent. Pour certains, c¹est à la naissance même de la social-démocratie russe qu¹il faudrait remonter : les populistes auraient eu constamment raison de prôner une voie au socialisme russe par le mir paysan, et le bolchevisme représenterait un courant occidental hétérogène à la réalité de la masse ‹ principalement paysanne ‹ russe. En fait, ce point de vue ne tient pas compte des conditions concrètes du développement russe au début du XXe siècle. Pour d¹autres, tout a cassé avec Staline et l¹aventure de la collectivisation en 1929. C¹est méconnaître le fait que le pouvoir soviétique, confronté chaque année depuis 1918 à l¹angoissante question de la récolte et du ravitaillement des villes, ne pouvait que se trouver acculé à une forme d¹offensive qui pût résoudre une fois pour toutes la question. Car, au fond, tous les personnages du drame de 1929 prennent LA FAIM 35 leur place et commencent à jouer leur rôle dès 1918 : la faim, la question du surplus agricole, l¹idéologie paysanne ‹ le blé est le fruit de mon travail : je peux en disposer comme je l¹entends ‹, la quadrature du cercle du paysan-moyen-travailleur-exploiteur, la haine antipaysanne d¹une partie de l¹intelligentsia et de la petitebourgeoisie urbaine, la direction idéologique des koulaks sur les villages, l¹implacable résolution du prolétariat immergé dans la guerre civile. Il suffit de quelques mois, après la révolution d¹Octobre, pour que l¹euphorie du mouvement de masse paysan vienne se briser sur l¹inextricable question du ravitaillement des villes, et que les bolcheviks se trouvent acculés à une politique de rupture de fait avec la masse paysanne. Processus inexorable dont on peut repérer les étapes. 14 janvier 1918 : Lénine propose des mesures contre la famine au soviet de Pétrograd; principalement la création de détachements de ravitaillements formés d¹ouvriers. A ce moment, on est encore persuadé qu¹il y a, un peu partout en Russie, des stocks de grains cachés par les spéculateurs. Il faut les dénicher. L¹essentiel de l¹effort portera donc sur les chemins de fer, les entrepôts, les logements des riches, les cachettes possibles des spéculateurs urbains. Il est encore peu question d¹aller chez les paysans. 23 janvier 1918 : Lénine s¹adresse aux « propagandistes » qui vont partir en province. Il parle d¹aller dénicher le blé caché et d¹en organiser la distribution. Mais avec l¹idée que la paysannerie, dans sa masse, sera favorable. Qu¹elle participera, contre les koulaks et les spéculateurs, à la lutte pour une répartition équitable du blé : « Là-bas, dans les campagnes, vous trouverez des koulaks : vous n¹aurez pas de peine à lutter contre eux, car la masse sera avec vous. » O.C., t. 26, p. 545. Et même : «Chaque paysan vous aidera dans votre tâche difficile. » O.C., t. 26, p. 546. LÉNINE ET LES PAYSANS 36 La réalité ne va guère tarder à démentir cet optimisme... Pour l¹instant, les campagnes, c¹est encore l¹immense inconnu, un océan inexploré tout autour des villes. On sait que depuis la prise des terres, il continue de s¹y passer des choses et, pour l¹essentiel, on laisse faire. N¹a-t-on pas pris le parti de faire confiance à l¹initiative des paysans? Mais les terres une fois prises, il a fallu procéder au partage. Et sur ce partage, le mouvement de masse se divise et éclate : les divergences de classes dans la paysannerie réapparaissent. Le partage, effectué sur une base locale, stabilise ou aggrave les inégalités : il n¹y a pas de péréquation entre endroits plus ou moins favorisés. Les koulaks, le plus souvent, se taillent la part du lion ‹ parfois avec le consentement du reste du village, parfois au contraire au milieu de conflits aigus. Du point de vue du rapport de forces, la poussée de la bourgeoisie rurale est lourde de conséquences pour l¹avenir. En tout cas, ce n¹est plus l¹unanimité de l¹automne 1917, quand tous s¹étaient ligués contre les seigneurs. D¹un bout à l¹autre du pays, tout un monde rural se découpe et se recompose. Peut-être les bolcheviks auraient-ils pu, si les circonstances leur avaient alors laissé le temps de s¹enfoncer dans la vie politique des villages, aider les masses rurales à trouver leur voie dans la complexité des opérations de partage ? Peut-être pouvait-on transformer en force politique le mécontentement des paysans pauvres lésés? Peutêtre pouvait-on entraîner la masse des villageois à démasquer les ruses des paysans riches et à se repérer dans tous ces remous politiques, économiques, idéologiques? Assurément, il eût fallu du temps : plus sans doute à la campagne que dans les villes. Depuis l¹échec des populistes, la répression tsariste n¹avait-elle pas pour ainsi dire anéanti toute vie politique dans les campagnes? On ne s¹y exprimait ouvertement sur les questions politiques que depuis février 1917. Comment s¹implanter en quelques mois? Au fond, c¹est à ce moment que le travail politique dans les campagnes pouvait franchir une nouvelle étape et dégager de nouvelles forces révolutionnaires ‹ dans les derniers jours de l¹année 1917 et au début de 1918, à l¹occasion du partage, lutte de classes riche LA FAIM 37 en contenu où pouvaient s¹éduquer et se différencier politiquement les diverses forces de la société rurale. La guerre, l¹urgence de la survie du prolétariat révolutionnaire des villes, la faim en décidèrent autrement. Le temps de mûrissement des contradictions n¹était pas le même dans les campagnes et dans les villes. « Ce qui faisait maintenant [au printemps 1918; R.L.] de l¹intervention active du centre un imperatif [...], c¹était une urgence aiguë dont les bolcheviks ne pouvaient manquer de prendre de plus en plus conscience : la famine dans la capitale. » Carr, op. cit., t. 2, p. 55. De fait, la situation s¹aggravait très rapidement. On s¹était vite rendu compte que les stocks de grains cachés un peu partout tenaient du mythe. La mauvaise récolte de l¹été 1917 (les hommes étaient au front) puis la perte de l¹Ukraine, grenier à blé pour tout le pays, s¹ajoutaient aux dévastations de la guerre pour composer un tableau tragique. Il fallait obtenir de la paysannerie qu¹elle ne se replie pas sur elle-même et qu¹elle partage avec les villes. Il fallait obtenir de la paysannerie qu¹elle livre tout le blé qui excédait ses besoins vitaux. Dès lors, le problème n¹était plus celui d¹une poignée de « spéculateurs » ou d¹ « affameurs »; il devenait au fond, même si cela n¹était pas toujours formulé complètement au début, celui de la lutte des classes à la campagne. Obtenir le blé, cela apparaît comme une obsession dans les textes de Lenine ‹ et dans la réalité des actions du pouvoir soviétique ‹ à partir du printemps 1918. On pourrait citer cent passages. Voyez par exemple De la famine (22 mai 1918) : « [...] la question la plus importante et la plus grave, la question du blé. [...] Ou bien les ouvriers conscients, les ouvriers d¹avant-garde vaincront, en groupant autour d¹eux la masse de la population pauvre [...] et ils obligeront le koulak à se soumettre, tout en établissant une répartition rationnelle du pain et du combustible à l¹échelle nationale. Ou bien la bourgeoisie, aidée des koulaks et soutenue indirectement par les gens sans caractère et les brouillons [...] jettera bas le LÉNINE ET LES PAYSANS 38 pouvoir des soviets et installera un Kornilov russo-allemand [...]. C¹est l¹un ou l¹autre. Pas de milieu. La situation est tendue à l¹extrême dans le pays. » O.C., t. 27, p. 413-421 La question du pain, en période de troubles, peut à tout moment devenir la question politique centrale. Un pouvoir incapable d¹assurer le ravitaillement des masses risque à chaque instant d¹être balayé. L¹histoire des révolutions et des contre-révolutions, c¹est aussi l¹histoire des émeutes pour le pain contre les affameurs, quand les populations exaspérées par la souffrance déferlent et engloutissent les responsables supposés, les incapables, le pouvoir politique du moment. Voir la Révolution française. L¹expérience historique désigne le danger imminent. Et l¹appel de Lénine se développe, jusqu¹à atteindre des accents proprement religieux, comme si, face à l¹obscurantisme clérical, la foi nouvelle devait prendre des formes symétriques (on verra à nouveau cette esquisse de « contre-religion » au moment des grandes offensives de Staline) : « Il faut organiser une grande « croisade » contre ceux qui spéculent sur le blé, contre les koulaks, les vampires [...]. Chaque poud de blé et de combustible est véritablement une chose sacrée, bien plus que celles dont les popes farcissent le cerveau des imbéciles [...]. » Cette mobilisation idéologique du prolétariat contre les koulaks, cette « croisade », c¹est au printemps 1918 que Lénine y appelle : en 1929, Staline, convaincu qu¹au fond la question se pose à nouveau dans les mêmes termes, retrouvera, dans ses discours, des accents semblables... L¹appel à la croisade ne va pas sans analyse politique, sans mesures tactiques. On voit, en effet, apparaître une nouvelle façon de poser, théoriquement et pratiquement, la question paysanne. Si l¹on veut repérer le système de contradictions dans lesquelles le pouvoir soviéti LA FAIM 39 que se trouvera enfermé jusqu¹à l¹issue brutale de la collectivisation de 1929, il faut en chercher la mise en place à ce moment précis ‹ printemps 1918 ‹ dans les analyses et les plans concrets formulés par les bolcheviks pour faire face à la famine. Dès avril-mai 1918 émergent trois points essentiels de la politique agraire : 1. La récolte donnera lieu à une véritable guerre pour le blé. 1918 n¹est qu¹un début : cette guerre se renouvellera, sous une forme ou une autre, pratiquement chaque année jusqu¹en 1929, et bien au-delà ‹ dans des conditions nouvelles. 2. La lutte dans la paysannerie est une lutte idéologique longue et acharnée contre la mentalité petite-bourgeoise et petite-propriétaire. La petite propriété rurale sécrète quotidiennement le capitalisme. 3. Il appartient au prolétariat d¹organiser les paysans pauvres qui sont ses alliés naturels à la campagne. Les formulations de Lénine montrent cependant qu¹il attribue au mouvement des paysans pauvres un rôle subordonné : le prolétariat s¹appuie sur les paysans pauvres pour son action dans le village; ils ne constituent pas, en eux-mêmes, une force dirigeante de la lutte des classes à la campagne. C¹est très important : dès ce moment, la politique agraire soviétique n¹a plus comme fondement le mouvement révolutionnaire des masses rurales. Elle essaye de susciter ce mouvement pour appuyer ses propres offensives, ce qui est bien différent. Un quatrième point se précisera plus tard (en 1919) : la théorie du paysan moyen, à la fois travailleur et « exploiteur ». Le dispositif d¹ensemble du système de pensée agraire des bolcheviks pour cette période s¹en trouvera complété, mais au prix de nouvelles contradictions... Examinons les quatre composantes de cette politique agraire, leurs raisons, leurs conséquences. LÉNINE ET LES PAYSANS 40 1. La guerre pour le blé. Lénine, Thèses sur la situation actuelle, 26 mai 1918 : « 1. Transformer le commissariat à la Guerre en commissariat à la Guerre et au Ravitaillement, c¹est-à-dire concentrer les 9/10e de l¹activite du commissariat à la Guerre à la réorganisation de l¹armée en vue de la guerre pour le blé, ceci pour une période de trois mois : de juin à août. 2. Décréter la loi martiale dans tout le pays, pour le même laps de temps. 3. Mobiliser l¹armée, en choisissant ses parties saines, et appeler les hommes âgés de 19 ans révolus, au moins dans certaines régions, pour entreprendre des actions militaires systématiques en vue de conquérir, reconquérir, collecter et évacuer le blé et le combustible. » O.C., t. 27, p. 430. Ainsi, dès le printemps 1918, la contradiction ville-campagne, rendue antagonique par la famine et les nécessités de la survie de la population urbaine, prend la forme la plus radicale qui soit : la forme militaire. Ces détachements ouvriers armés qu¹on envoie chercher du blé de toute urgence, sans avoir eu le temps de préparer politiquement les campagnes, le monde rural les percevra, dans son immense majorité, comme des agresseurs. Bien sûr, seule est en principe visée la bourgeoisie rurale. C¹est aux accapareurs, aux koulaks, qu¹on entend arracher le blé. Mais quand l¹offensive est lancée, on n¹a pas réussi à les isoler ‹ à vrai dire, on n¹a même pas commencé de le faire ‹, et les masses paysannes se défendent en bloc contre les intrus, passivement ou activement. Deux répliques des paysans aux « détachements ». A court terme : on cache le blé. A long terme : on n¹ensemence plus que ce qui est strictement nécessaire à la survie de la famille. En fait, à la veille même du déclenchement de l¹intervention impérialiste et de la guerre civile ‹ qui durera jusqu¹en 1921 ‹, c¹est un troisième front militaire qui s¹ouvre. Car, pendant toute cette période, les paysans se battront des deux côtés à la fois : avec le gouvernement LA FAIM 41 Soviétique contre les Blancs ‹ qui rendraient leurs terres aux propriétaires fonciers; contre le gouvernement soviétique pour garder les grains que les « détachements » veulent prendre. Les troupes de « verts », maquis paysans réfugiés dans les forêts, combattirent les armées blanches dans le sud de la Russie, puis le pouvoir des soviets. Les paysans diront : « J¹ai été un Vert jusqu¹à ce que les Rouges fassent de moi un Blanc 1. » 2. La lutte idéologique dans les campagnes. User de moyens militaires pour résoudre une contradiction que l¹on reconnaît être en grande partie de nature idéologique, c¹est une situation paradoxale. C¹est pourtant celle dans laquelle se trouve, très vite, le pouvoir des soviets vis-à-vis de la paysannerie. Car, en même temps qu¹il appelle à la croisade pour le blé et fait organiser pratiquement les détachements du ravitaillement, Lénine commence à analyser la résistance idéologique de la paysannerie au communisme, et à poser le problème de l¹appropriation des grains d¹abord, de la collectivisation des terres plus tard, en termes de transformation idéologique. En pleine mobilisation pour le blé, le 4 juin 1918, Lénine dit : « Nous sommes en présence des minuscules et innombrables racines de cette exploitation bourgeoise, pénétrant profondément dans tous les pays, par l¹intermédiaire des petits propriétaires par les mille canaux du genre de vie, des habitudes, des façons de penser des petits propriétaires et des petits producteurs; nous avons devant nous le petit spéculateur, le manque d¹habitude du nouveau mode de vie, le manque de confiance en ce mode de vie, le désespoir. » O.C., t. 27, p. 457. Pour arracher le blé à ses cachettes, il n¹y a donc pas seulement à engager la bataille contre les ennemis (les koulaks) mais aussi contre 1. Élisabeth Drabkina, Solstice d¹hiver, le dernier combat de Lénine, Paris, 1970, p. 153. LÉNINE ET LES PAYSANS 42 les idéologies ennemies (les habitudes, la méfiance, le désespoir de la petite paysannerie). Lénine le voit dès ce moment. Mais le moyen, quand il est vital d¹obtenir des résultats en quelques semaines, de dissocier les deux batailles, de concentrer les coups contre l¹ennemi de classe en traitant de façon spécifique l¹idéologie ennemie de la masse des éléments intermédiaires? Il y a deux batailles à engager, mais elles s¹enchevêtrent dès le début, et l¹acharnement de la première compromet les chances de la seconde. Plus tard, à la fin de 1918 et en 1919, Lénine cherchera dans les bouleversements idéologiques entraînés par la guerre et la Révolution les leviers d¹un mouvement vers le collectivisme dans les campagnes. La guerre n¹a-t-elle pas démontré à des masses de paysans en uniforme ce que peut réaliser la technique? Les paysans l¹ont vue à l¹oeuvre dans une gigantesque tâche de destruction. Pourquoi ne songeraientils pas à s¹en emparer pour un travail positif ? Les « merveilles de la technique » appliquées à la terre jetteront les bases matérielles de l¹exploitation collective... Apparemment, la démonstration guerrière des moyens techniques « modernes » n¹emporta pas, en elle-même, la conviction des paysans et leur adhésion au « progrès ». 3. Le rôle subordonné du mouvement des paysans pauvres. En mai-juin 1918, la « croisade pour le blé » se met en place. Les « croisés », ce seront essentiellement des détachements d¹ouvriers en armes que les villes envoient aux campagnes... Le 11 juin 1918, le pouvoir soviétique crée les « comités de paysans pauvres ». On attend d¹eux qu¹ils appuient la « croisade ». Les « comités de paysans pauvres » de juin 1918 n¹ont pas surgi du développement propre de la lutte des classes dans les campagnes : ils sont un instrument parmi d¹autres dans le plan général de lutte contre la famine. Organisation artificielle et non création des masses. Dès cette première tentative de 1918, la révolution dans les campagnes est une révolution par en haut, une révolution importée. Caractère que l¹on retrouvera lors de la collectivisation de 1929. LA FAIM 43 Plusieurs textes attestent qu¹en ce printemps 1918, si l¹on espère rallier les paysans pauvres, on semble prendre leur passivité comme point de départ. On compte les gagner par des mesures d¹assistance. On espère se servir d¹eux comme source de renseignements pour localiser les stocks de grains et identifier les spéculateurs. On entend les organiser. Mais il n¹apparaît pas qu¹eux-mêmes, paysans pauvres, en tant que masse, se soient mis en mouvement de façon autonome. Assistance. Voyez ce texte de Lénine, daté du 26 mai 1918 : « [Ne reculer] devant aucun sacrifice financier pour venir en aide à la population pauvre des campagnes et lui distribuer gratuitement une partie des excédents de blé confisqués aux koulaks [...]. » O.C., t. 27, p. 432. Et cet exemple que Lénine donne à tous les ouvriers du pays (le 23 juin 1918) au moment où il les met en garde contre les tentations du pillage dans les campagnes : « Quand j¹apprends que dans le district d¹Ousmane, du gouvernement de Tambov, un détachement de ravitaillement a réquisitionné 6 000 pouds de blé, et en a attribué 3 000 aux paysans les plus pauvres, je dis : même si on me démontrait que ce détachement est encore un exemple unique en Russie, je dirais quand même que le pouvoir soviétique fait son oeuvre. Car il n¹existe pas un seul État où il y ait un tel détachement! » O.C., t. 27, p. 432. Le pouvoir ouvrier agit comme une force de justice, mais venue de l¹extérieur apporter une issue aux paysans pauvres des campagnes. On est loin de la situation de l¹automne 1917, quand les bolcheviks se félicitaient de voir les paysans régler eux-mêmes la question des terres et les encourageaient dans cette voie. Sous la pression de la famine, le pouvoir prolétarien se substitue au mouvement des masses paysannes : la question des terres avait été réglée quand elle était mûre pour la masse des paysans. La question des grains n¹est pas mûre pour cette même masse. Tant pis. Il faut agir ou périr. Dès lors, devenue subordonnée à la question du ravitaillement des villes, la LÉNINE ET LES PAYSANS 44 politique agraire est importée dans les campagnes : elle ne dépend plus du rythme propre du mouvement de masse paysan. De sujet du mouvement révolutionnaire en 1917, la paysannerie devient objet d¹une politique agraire venue des villes. Qu¹on ne voie pas là une subtilité métaphysique : la distinction est à prendre au pied de la lettre, grammaticale; elle saute aux yeux quand on compare les textes écrits par Lénine en 1917 et en 1918. ‹ Lénine en 1917 : « Les paysans exigent l¹abolition du droit privé du sol [...]. Telles sont les revendications des paysans, exprimées nettement et clairement par les paysans eux-mêmes [...]. » O.C., t. 26, p. 234-235. ‹ Lénine en novembre 1918 : « [...] Nous avons résolu de diviser la campagne. » O.C., t. 28, p. 178. Quant aux « comités de paysans pauvres », ils ne dureront qu¹une saison. En novembre-décembre 1918, on les fusionne avec les « soviets ruraux » ‹ ce qui revient à les supprimer. « Ils n¹avaient rempli qu¹une seule fonction pratique, écrit Carr, celle de fournir des informateurs 1. » Un autre historien, Jan M. Meijer, montre bien les contradictions impliquées par l¹éphémère aventure des « comités de paysans pauvres » de 1918 2. Ces comités, explique-t-il, ont tout à la fois eu un rôle utile dans l¹immédiat et sérieusement compromis l¹avenir. Rôle utile : repérer le grain. Mais, en jouant le rôle d¹indicateurs, les « pauvres » ont idéologiquement rallié la « ville » (qui les aidait en cette période de famine) contre la « campagne ». Ils se sont ainsi discrédités en tant que force politique (éventuellement dirigeante) pour la suite, aux yeux d¹un grand nombre de paysans. En livrant le grain caché, le « bedniak » (paysan « pauvre ») « se dissociait de la majorité du village et traversait la ligne de front dans ce qu¹on a appelé la guerre entre la ville et 1. Carr, op. cit., t. 2, p. 161. 2. Jan M. Meijer, « Town and Country in the Civil war », in Revolutionary Russia, a symposium, edited by Richard Pipes, New York, l969. LA FAIM 45 la campagne » (Meijer). Créés hâtivement et à des fins trop évidemment utilitaires, les comités sont abandonnés au bout de quelques mois. Peu après entre en scène le « paysan moyen ». Ici s¹élabore, un peu décalée par rapport aux trois précédentes, une pièce essentielle de l¹analyse et de la politique agraire de Lénine. Empêtré dans une contradiction qu¹on n¹a pas trouvé les moyens de maîtriser, on s¹efforce quand même de l¹assumer. D¹une part on a fait violence aux paysans ‹ pour leur arracher du blé ‹ et on continue. Mais d¹autre part on est, par principe et par bon sens, partisan de laisser les masses paysannes se convaincre et trouver leur voie vers le socialisme par elles-mêmes... Comment découvrir une unité entre les aspects coercitifs et la volonté de persuasion dans la politique agraire des bolcheviks? C¹est un peu la quadrature du cercle. Et cela produit une théorie de circonstance, appelée à faire fortune par la suite, particulièrement lors des débats de la NEP. A l¹appui des raisonnements et des thèses les plus contradictoires, il est vrai. 4. Le « paysan moyen ». On a souvent dit que Staline, usant de la force vis-à-vis de la paysannerie en 1929, a, de ce fait, rompu avec la tradition de Lénine, partisan ‹ à la suite d¹Engels ‹ de la persuasion à l¹égard de la paysannerie. Ce n¹est pas tout à fait exact. Lénine était partisan à la fois de la persuasion et de la coercition. Et, dans la pratique, le pouvoir soviétique a, dès le début, mis en oeuvre les deux ‹ avec des résultats inégaux. Le problème se concentre, pour l¹essentiel, sur le paysan moyen. Petit cultivateur, employant parfois un ou deux salariés, le plus souvent pas de salarié du tout, on l¹appellerait dans d¹autres pays un paysan pauvre. En Russie, où il faut le distinguer des sans-terre et des miséreux du village, on l¹appelle « moyen ». Et bien vite, on se rendra compte que c¹est lui l¹interlocuteur principal. S¹il fait bloc avec les « riches » ‹ les koulaks ‹, c¹est toute la paysannerie qui se dresse, tel un mur, face au pouvoir soviétique... Les « pauvres » en LÉNINE ET LES PAYSANS 46 qui on a espéré au début, on en vient à les traiter dans la pratique comme une sorte de « lumpen-paysannerie » (comme on appelle « lumpen-prolétariat » les chômeurs et les éléments les plus misérables du monde ouvrier des villes) : les koulaks les corrompent par des miettes, avec un peu de vodka. On peut essayer de contrebalancer cela en leur distribuant une partie des biens confisqués aux spéculateurs. Mais ce ne sont pas eux, les « pauvres », qui constituent la force productive principale dans les campagnes. L¹ensemencement, les récoltes, la nature et l¹importance de la production agricole ne dépendent pas, pour l¹essentiel, d¹eux. Or c¹est bien là la question centrale. A court terme, on peut s¹emparer de ce qui a été déjà récolté ‹ et c¹est effectivement l¹objet du premier plan de lutte contre la famine, en 1918. Mais l¹on voit bien que l¹on court à la catastrophe si l¹on ne prend pas des mesures quant au cycle de travail agraire qui recommence à l¹automne. On se rend compte que les paysans ont massivement riposté aux réquisitions en réduisant les emblavures : la récolte de 1919 s¹annonce compromise. Et aucune distribution aux paysans pauvres ne résoudra en quelques semaines la question du travail qui commence à nouveau. Là, il faut bien en passer par la masse des petits cultivateurs, ceux qu¹on appelle les « moyens ». En 1919, la grande question, c¹est de « calmer le paysan moyen », de l¹isoler du koulak, d¹obtenir autant que possible son adhésion active. Mais là-dessus, épineux dilemme : la famine guette toujours autant en 1919 qu¹en 1918 ‹ la guerre civile et l¹intervention impérialiste ont pris la relève des dévastations infligées par l¹armée allemande ‹, il faut absolument s¹emparer des surplus de grains, même quand les paysans ne veulent pas s¹en défaire; comment concilier la confiscation des grains et l¹« alliance avec le paysan moyen »? Pour aller plus au fond, cette poussière de petites exploitations n¹est-elle pas le vrai frein au développement de la production agricole? Mais les bolcheviks ont annoncé à la paysannerie que le passage à l¹exploitation collective ne se ferait que volontairement et cela apparaît bien comme l¹un des termes de l¹« alliance » qu¹ils lui proposent. Alors? Coercition ou pas? Lénine, qui hésite et que les événements ont contraint à des mesures LA FAIM 47 radicales (voir plus haut), formule en novembre 1919 la théorie du double caractère du paysan moyen, qui fonde la pratique du moment ‹ coercition et persuasion : « Le paysan moyen produit plus de vivres qu¹il n¹en a besoin, et, disposant ainsi de surplus de grains, devient un exploiteur de l¹ouvrier affamé. C¹est [...] la contradiction fondamentale. Le paysan en tant que travailleur, en tant qu¹homme qui vit de son propre travail [...] est du côté de l¹ouvrier. Mais le paysan en tant que propriétaire, qui dispose de surplus de grains, est habitué à les considérer comme sa propriété, qu¹il peut vendre librement. Les paysans ne comprennent absolument pas tous que le libre commerce des grains est un crime d¹État. « J¹ai produit le grain, c¹est le fruit de mon travail, j¹ai le droit d¹en faire commerce » ‹ voilà comment le paysan raisonne, par habitude, à l¹ancienne manière. Et nous, nous disons que c¹est un crime d¹État. » Lénine, textes cités par Carr, op. cit., t. 2, p. 168. Le paysan moyen cultive la terre de ses mains : c¹est donc un travailleur. On ne peut lui arracher ses moyens de travail ‹ dont le principal : la terre ‹ par la force : il faut le persuader. On n¹usera pas de contrainte pour former des fermes collectives. Mais en période de famine, son produit ‹ le grain ‹ est un trésor qui lui donne les moyens de spéculer et, par là, de devenir un « exploiteur ». Contre le paysan « exploiteur », la coercition est légitime : on est bien obligé de lui prendre son surplus de blé par la force! La distinction peut paraître alambiquée, mais la théorie ne fait ici que refléter les contradictions de la pratique : user de violence contre le côté exploiteur de la paysannerie, de persuasion vis-à-vis du côté travailleur. Seulement voilà, ce sont les mêmes gens et eux ne saisissent pas la nuance! Pour eux, le blé qu¹ils produisent est leur propriété exactement au même titre que tout le reste, et le pouvoir soviétique en veut à leur bien. A quoi bon s¹épuiser à faire pousser des récoltes vouées à la confiscation? Autant ne produire que ce que l¹on consommera soi-même. Résultat : la résistance paysanne se porte sur la production, on réduit les emblavures et d¹année en année, jusqu¹en 1921, les campagnes font moins de blé... Peut-on confisquer un surplus qui n¹existe pas? LÉNINE ET LES PAYSANS 48 Cette demi-alliance proposée aux paysans, ils la rejettent en fait, les soulèvements agraires et les formes multiples de la résistance paysanne en témoignent tout au long de la période dite du « communisme de guerre ». Et quand le pouvoir soviétique sera acculé à la NEP en 1921 (liberté des échanges pour le blé d¹abord, élargie à l¹économie entière ensuite), on pourra se demander si la théorie du « double aspect » n¹avait pas donné lieu à un marché de dupes. Le paysan « moyen » s¹était comporté comme un tout, et son côté « spéculateur » avait sérieusement influé sur son côté producteur. Les dirigeants soviétiques en prennent conscience : « Le débat au VIIIe Congrès panrusse des soviets fit un pas en avant. Pendant les trois premières années du régime bolchevik, la famine avait été traitée comme un problème de collecte et de distribution, non de production. Ce postulat, naturel dans ce qui avait été jusque-là un pays exportateur de grains, se révélait maintenant comme une tragique erreur. » Carr, op. cit., t. 2, p. 175. Trois mois plus tard, la NEP cédait sur les deux plans : le paysan, maître de sa terre, l¹était à nouveau de sa récolte. Mais la retraite du pouvoir bolchevik ne réglait pas le problème de fond. Et la leçon n¹allait pas être perdue. Quand, en 1929, l¹offensive reprendra à la campagne, ce ne sera plus sur le terrain de la distribution, mais sur celui de la production. Collectiviser la distribution n¹est pas possible si l¹on ne collectivise pas la production. Après tout, les échecs successifs de la politique agraire bolchevique ne faisaient jamais, en l¹occurrence, que remettre à l¹ordre du jour une thèse élémentaire du marxisme : ce sont les rapports de production qui déterminent les rapports de consommation, et l¹on ne peut transformer effectivement les seconds qu¹à condition de transformer les premiers. En janvier 1919, au IIe Congrès panrusse des syndicats, un orateur avait déjà soutenu que « la question du ravitaillement des villes ne peut être résolue que par la création de grandes unités de production à la campagne 1 ». Dix années de développement et de tentatives 1. Carr, op. cit., t. 2, p. 158. LA FAIM tactiques devaient ramener le pouvoir bolchevik à cette loi d¹airain et déterminer la collectivisation. Appliquée dès la naissance de la République soviétique à la collecte des grains, la coercition va s¹étendre alors à la transformation du mode de production. Mais à quel prix! Sur la question agraire, le « léninisme », c¹est la brutale unité de ces deux positions extrêmes que quelques mois séparent : en octobre 1917, un appui sans réserve ‹ unique à ce moment en Russie ‹ donné au mouvement de masse paysan; au printemps 1918, le retournement sous l¹aiguillon de la famine, la question agraire subordonnée au ravitaillement des villes, la coercition à l¹ordre du jour dans la pratique. On pourrait poursuivre l¹analyse, suivre pas à pas toutes les tentatives de Lénine pour trouver, sous la pression des événements, une issue immédiate et pour formuler une stratégie à long terme. Les derniers articles de Lénine, en 1923, ébaucheront le « plan coopératif » appuyé à la fois sur la mécanisation des travaux agricoles et sur la « révolution culturelle » dans les campagnes. On y reviendra. Mais les quelques mois pendant lesquels nous avons suivi les positions agraires de Lénine ont profondément marqué par la suite les rapports paysansouvriers. Et le paroxysme de la crise révèle, dans une sorte de pureté, les déterminations de la pensée de Lénine : un soutien profond à la révolution paysanne, et un renversement implacable des priorités quand la survie de la Russie soviétique paraît compromise par l¹« égoïsme » paysan... A la mort de Lénine, le débat sur la question paysanne reste ouvert comme il l¹a été de son vivant. Lénine ne lègue pas à ses successeurs un corps de doctrine ‹ il leur laisse des méthodes d¹analyse et des réflexes politiques. Mais un autre héritage double le sien et surdétermine pour longtemps encore l¹attitude des gens des villes, des intellectuels, des bureaucrates : la vieille haine antipaysanne, mélange de peur et d¹incompréhension, mystérieuse et tenace, venue d¹on ne sait où mais susceptible de prendre des formes presque pathologiques... 50 CHAPITRE 3 La haine Où le regard humain s¹est arrêté, borné, ô Révolution, en tes sombres fumées, je vois l¹an seize qui, d¹épines couronné, approche conduisant les hordes affamées. [...] J¹ai dévasté vos coeurs où poussait la gentille tendresse ; j¹ai coupé le chemin du pardon... C¹est plus dur cependant que prendre la Bastille, infiniment plus dur, c¹est du travail profond ! Vladimir Maïakovski Le Nuage en pantalon, 1914-19151. « Le silence éternel de ces espaces infinis m¹effraie... » Dans son livre le Paysan russe, paru en 1922, Maxime Gorki ne cite pas Pascal. Ces mots de Pascal pourraient pourtant condenser la « tonalité affective » du rapport de Gorki à la paysannerie. Maxime Gorki a peur des paysans, peur des campagnes. Peur de ces immenses solitudes glacées, hors du temps. Peur de ces hommes frustes et brutaux qui « n¹ont pas de mémoire historique », et qu¹on vient de voir déposer leurs excréments dans les luxueux objets d¹art des tsars. Peur de « cruauté russe ». Le Paysan russe de Gorki reflète l¹effroi presque religieux de nombre d¹intellectuels russes de sa génération face à l¹immense mystère paysan. Paradoxalement, la terreur hostile qu¹éprouve l¹intellectuel socialiste « rationaliste » à l¹égard de l¹« arriération » campagnarde n¹est pas sans rapport avec l¹attrait fasciné du populiste. Ce que l¹un fuit, l¹autre le recherche dans un obscur désir de s¹y anéan- 1. Traduction Katia Granoff, Paris, 1974. » LA HAINE 51 tir. Mais tous deux (on verra d¹ailleurs les mêmes hommes passer d¹une attitude à l¹autre) ont, face à cette immensité ‹ qu¹elle soit perçue comme immense néant ou immense absolu ‹, un sentiment irrationnel de même nature : « La plaine sans borne sur laquelle se pressent les villages de bois couverts de chaume a la propriété pernicieuse de vider l¹homme, d¹épuiser en lui les désirs. Le paysan sort des limites du village, il regarde le vide autour de lui et, quelque temps après, il sent que ce vide s¹est déversé dans son âme. Nulle part alentour on n¹aperçoit de traces durables de travail et de création [...]. Tout alentour, une plaine illimitée, et au centre un petit homme infime, jeté sur cette terre ennuyeuse pour y accomplir un labeur de forçat. Et l¹homme se rassasie de ce sentiment d¹indifférence qui tue la capacité de penser, de se rappeler ce qu¹on a vécu et de tirer de l¹expérience, des idées. » Gorki, Le Paysan russe, Paris, 1925, p. 110-111. Tout le texte dont sont tirées ces lignes est un long cri de peur devant les masses, étrangères, incompréhensibles et barbares ‹ devant les masses en tant qu¹elles incarnent, pour l¹intellectuel isolé, l¹inconnu. Ce texte mérite d¹être lu avec attention. D¹abord parce qu¹il nous livre, sous une forme crue, l¹idéologie d¹une partie importante de l¹« intelligentsia socialiste » russe des années 1920, et que cette idéologie, jamais critiquée à fond ni extirpée, sera une des composantes des réflexes antipaysans de cadres politiques et administratifs pendant cette période et dans les années suivantes. Mais aussi parce que, lu à l¹envers en quelque sorte, il révèle les profondeurs ignorées du mouvement révolutionnaire de la paysannerie russe. Ce que Gorki décrit avec haine ou dérision, on peut, le retournant, le voir comme un témoignage bouleversant de ce déferlement de « barbarie » qu¹est, aussi et nécessairement, une vraie révolution. Gorki parle du saccage volontaire des « oeuvres d¹art ». Il a vu les pauvres manifester, par des gestes concrets, leur désir d¹humilier le luxe tsariste. Pour Gorki, c¹est une expression de « la haine de ce qui est beau ». Il ne perçoit pas (ou peut-être perçoit-il trop bien, au point d¹en être effrayé) la volonté de revanche qui porte à piétiner ces « mer LÉNINE ET LES PAYSANS 52 veilles » pour la production desquelles des millions d¹hommes ont été exploités et ont souffert siècle après siècle. Voici comment Gorki en parle dans son article intitulé « Lénine », rédigé en 1924 à l¹occasion de la mort de ce dernier : « Je me rappelle avec dégoût le fait suivant : en 1919, à Pétersbourg, se réunit le congrès des « indigents des campagnes ». Plusieurs milliers de paysans vinrent des provinces du Nord de la Russie et quelques centaines d¹entre eux furent logés au palais d¹Hiver. Le congrès terminé et ces hôtes partis, on s¹aperçut qu¹ils avaient souillé, non seulement toutes les baignoires du palais, mais encore une énorme quantité de vases précieux de Sèvres, de Saxe et d¹Orient en les utilisant comme vases de nuit. Ils n¹y avaient pas été contraints par la nécessité : les lavabos du palais furent retrouvés en bon ordre, et les canalisations fonctionnaient. Non, ce vandalisme était l¹expression du désir d¹abîmer, de déshonorer les belles choses. Pendant les deux révolutions et la guerre, j¹ai observé des centaines de fois cette tendance obscure et rancunière à briser, défigurer, bafouer, avilir le beau. » Ibid., p. 69-70. Les pauvres sont « rancuniers ». Étonnant adjectif venu sous la plume de l¹intellectuel socialiste outré. La superbe insolence des miséreux des villages qui viennent déféquer dans la porcelaine des tsars, et le « dégoût » de Gorki : deux mondes s¹affrontent, deux idéologies se font face. Les damnés de la terre font irruption dans la ville parasitaire et la dictature du prolétariat ne respecte pas l¹étiquette (« La révolution n¹est pas un dîner de gala », dira Mao Tsétoung). Mais quand on souille les « objets d¹art », l¹héritier de la « culture » se sent menacé dans son être d¹intellectuel. L¹horreur de Gorki témoigne de la profondeur de la « révolution culturelle » qui déferlait spontanément en Russie en 1919 ‹ explosion d¹une « rancune » contenue pendant des siècles. Quel spectacle! Par son aspect même, Saint-Pétersbourg est un symbole et une provocation. Il faut, pour le sentir, avoir vu ces somptueux alignements de palais le long de la Neva, ces symétries aristocratiques cent fois reflétées dans l¹eau des fleuves et des canaux, ces longs ponts gracieux, la délicatesse de ces colonnades, ces bleus pastel et ces jaunes passés, cette nonchalante architecture tout entière faite LA HAINE 53 pour l¹oisiveté, le plaisir et le gaspillage... Imaginez, dans ces grandioses répliques, à l¹échelle de la Russie immense, des Versailles et des Venise de l¹Occident raffiné, l¹afflux soudain de la « populace », l¹activité fébrile des comités d¹ouvriers et de paysans, le pas lourd des matelots en armes, l¹entassement des déserteurs et enfin l¹irruption des « indigents des campagnes » ‹ les pauvres, les sans terre, les parias des villages du Nord. Et ces misérables, introduits dans les palais les plus somptueux, comment réagissent-ils? Sont-ils saisis de respect, ont-ils un réflexe de vénération devant la splendeur des décors tsaristes? Pas du tout. Ils défèquent et urinent partout, comme dans de vulgaires basse-cours! Les plus méprisés des travailleurs manuels sentent que l¹heure n¹est plus au respect, qu¹on peut se redresser et cracher sur les symboles de l¹oppression. Et ils proclament, par leur attitude, que l¹art féodal ou monarchique ne vaut pas les sacrifices et les peines qu¹on a, pour lui, extorqués au peuple. Ils déferlent dans la ville hautaine, jusque-là interdite, et leur geste d¹insulte dit : nous sommes les maîtres. Et c¹est cela qui terrifie Gorki. C¹est cela qu¹il ne peut supporter. L¹intellectuel, l¹artiste ne peuvent survivre en tant que privilégiés que si la société entière ‹ et les travailleurs manuels ‹ reconnaissent en tant qu¹héritage « culturel » un certain système de valeurs, un certain concept du « beau », du « style », etc. Que cette reconnaissance cesse et leur statut social privilégié s¹effondre. Face à la « barbarie » paysanne, l¹intelligentsia se bat en tant que classe. Dès 1919, quelque chose qui relève de la « révolution culturelle » est déjà spontanément à l¹oeuvre dans les manifestations destructrices du mouvement de masse, et déjà se manifeste une résistance à la révolution culturelle, chez les détenteurs et producteurs traditionnels de la culture dans les sociétés de classes ‹ les intellectuels. Lénine a senti, en 1919, cette aigreur bourgeoise des intellectuels, dont Gorki se faisait le porte-parole. Il le dit très vivement dans une lettre à Gorki qui venait de déclarer ‹ c¹était un thème fréquent sous sa plume à cette époque ‹ que « le peu d¹ouvriers sensés qui restent disent qu¹on les a livrés en captivité au moujik ». Voici la réponse de Lénine : LÉNINE ET LES PAYSANS 54 « C¹est là une mentalité morbide de bout en bout, exacerbée dans une ambiance d¹intellectuels bourgeois aigris. [...l Il y a divergence d¹humeur entre ceux qui font de la politique ou sont absorbés par la lutte la plus acharnée, et l¹humeur d¹un homme qui s¹est enfermé artificiellement dans une position qui lui interdit d¹observer la vie nouvelle, tandis que les impressions nées du pourrissement d¹une immense capitale bourgeoise prennent le dessus. » Lénine et Gorki, Éditions de Moscou, 1958, p. 141, 143. Et Lénine recommande à Gorki de quitter la ville pour aller dans les masses : « Si l¹on veut observer, il faut observer d¹en bas, là où l¹on peut embrasser du regard le travail d¹édification nouvelle de la vie, dans une cité ouvrière de province, ou dans un village. » Ibid., p. 142 Gorki ne surmontera pas son « aigreur » ou, comme dit Lénin, sa « divergence d¹humeur ». Rallié au bolchevisme et promu au rang d¹écrivain officiel, Maxime Gorki (« l¹Amer ») préservera, quitte à en transformer le mode d¹expression, sa « divergence d¹humeur ». En vérité, la façon d¹être et de sentir de types individuels plonge ici ses racines dans les contradictions profondes de la société : c¹est entre les classes sociales russes que se manifeste une « divergence d¹humeur » lourde d¹effets. Lénine répond personnellement à Gorki. Il ressent vivement la « divergence ». Mais à ce moment, en 1919, c¹est un dialogue individuel. Comment traiter les « divergences d¹humeur » entre les classes sociales? C¹est une question que Lénine ne pose pas encore. Mais peu avant sa mort, Lénine en parlera comme d¹un problème crucial : sa disparition en 1924 brise l¹ébauche d¹une réflexion sur la « révolution culturelle ». On a vu Lénine, presque seul, soutenir le mouvement de masse paysan de 1917 quand, de toutes parts, et jusque dans l¹élite politique et intellectuelle du socialisme russe, on criait à l¹anarchie. Cette LA HAINE 55 épreuve a trouvé Lénine et Gorki dans deux camps opposés. Au moment crucial du mouvement de masse, le réflexe « conservateur » ‹ au sens propre ‹ a joué chez Gorki. Il est intéressant de voir comment Gorki, bien plus tard, raconte lui-même ses réticences et son opposition ‹ d¹autant plus qu¹il ne s¹est jamais départi de leurs prémisses idéologiques, y compris lorsqu¹il a, par la suite, jugé son attitude d¹Octobre 17 comme une « erreur » : « En Octobre, je n¹étais pas dŒaccord. J¹avais des raisons de douter de la victoire du prolétariat. A l¹époque, où régnait l¹anarchie dans la masse de la paysannerie et de la population des villes, anarchie engendrée par la guerre, de tels doutes avaient cours. Ensuite, j¹ai vu comment les troupes rentraient chez elles [...], je voyais ce qu¹elles faisaient. C¹était une tempête, c¹était un ouragan : tout était brisé, tout était arraché, c¹était quelque chose d¹invraisemblable, et je pensais comme beaucoup de mes camarades bolcheviks que cette vague allait balayer l¹unique force vraiment révolutionnaire, le prolétariat, et aussi cette intelligentsia vraiment révolutionnaire que représentaient les bolcheviks... J¹avais une autre raison de désapprouver la révolution d¹Octobre [...]. Vladimir Ilitch avait écrit [...] que nous autres, c¹est-à-dire le prolétariat, nous étions appelés à recueillir ce patrimoine spirituel, cet héritage culturel créé dans le monde bourgeois [...]. Eh bien, quand on se mit à briser tout cela, à anéantir toute cette richesse, il était naturel de penser que nous risquions de perdre l¹héritage. Toutes ces considérations expliquent pourquoi j¹avais pris position contre, et pas seulement moi, mais bon nombre d¹autres bolcheviks, de vieux bolcheviks. » Causerie avec les correspondants ouvriers de Moscou, 14 juin 1928, ibid., p. 298-299. Que Gorki, en 1928, reprenne avec cette assurance ses arguments de 1917 contre Octobre, cela en dit long sur les limites de son autocritique, et plus généralement sur la persistance du thème idéologique de la résistance à la « barbarie » des masses paysannes. Dans le même texte, Gorki raconte ensuite comment il a changé de position après l¹attentat contre Lénine en 1918, et comment il a reconnu que Lénine avait raison. Dans la mobilisation générale des forces révolutionnaires en ce début de guerre civile et dans l¹extrême tension obsidionale de la LÉNINE ET LES PAYSANS 56 Russie soviétique de 1918, assaillie par les interventions impérialistes, ce ralliement de Gorki ‹ et de tout un courant intellectuel russe qu¹il représentait ‹ au pouvoir nouveau né d¹Octobre, constituait un renfort important. On avait un urgent besoin de compétences scientifiques et techniques : Gorki contribua à en obtenir le concours. Et la mobilisation générale des forces urbaines contre les campagnes (dans la bataille du ravitaillement), qui fut imposée à Lénine par les circonstances à partir de 1918, ne pouvait que convenir aux dispositions idéologiques de Gorki. Le brusque retournement de la situation objective en quelques mois, dont j¹ai parlé dans le chapitre précédent a, en quelque sorte, refoulé l¹affrontement idéologique entre Lénine et Gorki ‹ et les courants de pensée qu¹ils exprimaient. Qu¹il n¹y ait pas eu une grande explication sur le fond, sur les racines idéologiques et la signification sociale de la divergence, c¹est un fait dont les conséquences ont été profondes quant au développement ultérieur de la formation soviétique. Car, si une certaine forme de « lutte entre les deux lignes » s¹est poursuivie, diffuse, après le ralliement de Gorki (les « divergences d¹humeur » dont fait état Lénine en 1919 en sont une manifestation larvée), elle n¹a pas trouvé de conclusion ‹ rupture et éventuellement unité sur des bases nouvelles. Sans doute eût-il fallu, pour qu¹après l¹opposition de 1917 et le ralliement de 1918 intervînt une nouvelle rupture, que mûrissent les contradictions et qu¹apparaissent les conditions d¹une nouvelle crise exemplaire, comparable à Octobre 1917. Rien moins qu¹une révolution idéologique, ce qu¹en Chine on a nommé « révolution culturelle ». L¹enchevêtrement des années 1918-1920 offrait-il l¹occasion d¹un regroupement de positions de classe nettes sur les questions surgies de la Révolution dans l¹ordre de l¹idéologie et de la culture? Comment traiter correctement les « divergences d¹humeur » entre les classes sociales? Il arrive souvent, alors même que les intérêts « objectifs » de groupes sociaux convergent, que leurs attitudes subjectives entrent en conflit. A plus forte raison peut-il y avoir violent affrontement subjectif quand des intérêts objectifs immédiats se contredisent ‹ ce qui est le cas, en 1919, sur la question des grains, entre les populations urbaines et rurales. LA HAINE 57 C¹est la surdétermination et le réseau croisé des contradictions et des alliances du moment, qui donnent toute sa force à l¹offensive idéologique antipaysanne de Gorki, et qui expliquent pourquoi une position inverse n¹a pu trouver immédiatement des bases de contreoffensive. Pourtant l¹enjeu transparaît à travers les textes mêmes de Gorki : on devine, en les lisant, l¹embryon d¹une pensée paysanne radicale, dont la conjoncture n¹a pas encore permis l¹émergence sur la scène politique, mais contre laquelle se mobilise déjà l¹égoïsme d¹autres forces sociales. Les campagnes, en ces temps de famine, prennent conscience que ce sont les villes qui dépendent d¹elles et non l¹inverse. Gorki voit là quelque chose d¹exclusivement négatif. De fait, l¹égoïsme des koulaks et le développement de leur influence, à la mesure des échecs de la politique agraire des bolcheviks, vont faire de cette prise de conscience un danger pour la Révolution. Mais ne pouvait-il y avoir, aussi, en germe dans cette idée nouvelle pour des millions de producteurs, un facteur de révolutionnarisation, quelque chose comme l¹ébauche d¹une conception différente du monde? Dans le Paysan Russe, Gorki décrit les « tourments » infligés par les paysans aux gens des villes, et particulièrement aux intellectuels, que la faim a conduits dans quelque village pour venir y négocier l¹achat d¹un sac de pommes de terre : « La plupart des paysans, qui gagnaient toujours à l¹échange, s¹efforçaient et réussissaient à donner à cet échange le caractère humiliant d¹une aumône faite de mauvais gré au barine ruiné par la Révolution. » Op. cit., p. 166. On imagine en effet que les descentes armées des « détachements du ravitaillement » n¹avaient guère préparé les paysans à accueillir favorablement les demandes, même pacifiques, des habitants des villes. Une double rancune s¹accumule ici, dont on réglera les comptes plus tard, durement. Mais il y a, plus profondément, dans la toute nouvelle insolence paysanne vis-à-vis des « barines », autre chose que LÉNINE ET LES PAYSANS 58 l¹exaspération liée à la « guerre du blé ». Comme un renversement des valeurs : qui dépend de qui? Le producteur direct des campagnes découvre sa force. Gorki l¹a bien vu : « Mais il faut noter que l¹humiliation du citadin ingénieux devant la campagne a eu pour cette dernière une portée très sérieuse et très instructive : la campagne a bien compris que la ville dépendait d¹elle, tandis que jusqu¹alors elle se sentait seulement dépendre de la ville. » Ibid., p. 170. Ces lignes écrites en 1922 expriment le point de vue de l¹intellectual urbain qui a senti passer quelque chose comme le souffle d¹une révolution culturelle balbutiante. En 1958, dans la Chine du Grand Bond en avant, puis de la Révolution culturelle à partir de 1965, surgiront, ouvertement affirmés, des thèmes semblables à ceux qui peut-être, si l¹on en croit Gorki, s¹ébauchèrent dans la tête de paysans russes : les villes parasitaires devront disparaître et les fonctions de la société se dissoudre dans l¹espace immense des campagnes. Gorki a vu des paysans formuler le point de vue selon lequel la usines devraient être également réparties à travers les campagnes. Les bouleversements des débuts de la Révolution russe ont donné naissance à une aspiration spontanée : supprimer dans ses fondements mêmes la différence ville-campagne. Gorki ne voit là qu¹arriération, mais il cite des propos étonnants : « Un paysan de Riazan développa un jour devant moi un très curieux plan d¹économie régionale. ‹ Ami, nous n¹avons pas besoin de grandes usines : il n¹en vient que des révoltes et toutes sortes de débauches. Voici comment nous nous organiserons : une filature d¹une centaine d¹ouvriers, une tannerie ‹ pas grande non plus ‹ et ainsi toujours de petites usines, éloignées autant que possible les unes des autres, pour que les ouvriers ne s¹amassent pas dans un seul endroit; et ainsi, tout doucement, on couvrirait toute la province de petites usinettes; puis une autre province ferait de même. Chacune, comme cela, a tout ce qu¹il lui faut, personne ne manque de rien. » Ibid., p. 174-175. LA HAINE 59 Un rêve de « communes populaires », « comptant sur leurs propres forces », en quelque sorte... L¹intellectuel, l¹homme de la ville, rejette cette espèce d¹aspiration diffuse au nivellement. La violence de la réaction a malgré tout de quoi surprendre. le Paysan russe de Gorki commence par les mots que voici : « Des gens qui ont depuis longtemps mon estime m¹ont demandé ce que je pensais de la Russie. Tout ce que je pense de mon pays, ou, pour parler plus exactement, du peuple russe et des paysans qui en forment la majorité, m¹est très pénible. » D¹où vient cette haine contre la paysannerie russe, cette rancoeur dont Gorki se fait le porte-parole? Porte-parole assurément d¹un certain courant d¹opinion ‹ sans quoi l¹on imagine mal qu¹il rende public un tel manifeste en 1922. Certes, on l¹a vu, il y a des intérêts de classe immédiats qui parlent : le statut de l¹intellectuel est lié à la protection de l¹héritage culturel que la masse menace; la bataille du ravitaillement, opposant villes et campagnes, laisse de profondes cicatrices et le ferment d¹une rancune réciproque. Mais l¹on sent à l¹oeuvre, dans cette haine, quelque chose de plus ancien, qui aurait eu le temps de se consolider ‹ le résultat d¹une longue rumination soudain exacerbée par les circonstances. D¹où vient-elle, cette haine? J¹ai posé la question à un historien soviétique. Il récuse le terme « haine » ‹ comment l¹admettre, puisque Gorki est resté un auteur officiellement vénéré? ‹, mais reconnaît une forme d¹« incompréhension » à l¹égard des masses paysannes : selon lui, elle reflète le retournement d¹un nombre important d¹intellectuels russes de sa génération qui, portés par le courant « populiste », sont allés prêcher le socialisme dans les plus lointaines campagnes, ont été plutôt mal accueillis, et en sont revenus emplis d¹amertume à l¹égard du monde paysan. Pour avoir assisté à des phénomènes comparables, je crois volontiers à ce retournement. Passer de l¹adoration mystique à l¹écoeurement, pour ainsi dire sans transition, voilà un mouvement naturel à l¹exaltation de la petite bourgeoisie intellectuelle. J¹ai vu, en France, peu avant ou après 1968, de jeunes intellectuels « s¹établir » parmi les LÉNINE ET LES PAYSANS 60 ouvriers et entrer en usine avec la ferveur religieuse d¹hommes à qui la vérité absolue va enfin être révélée, puis, après une expérience difficile ou des échecs, abandonner l¹« établissement » en déclarant que les ouvriers sont irrémédiablement embourgeoisés ‹ voire pourris ou fascistes. Certes, telle n¹a pas été la façon de sentir et d¹agir de la majorité des « établis », mais la minorité jacassante des aigris a nourri toute une idéologie anti-ouvrière dans certains courants de l¹après-68. D¹autres ont suivi le même itinéraire « à l¹économie », je veux dire sans l¹étape physique de l¹établissement : plus doués sans doute pour l¹ordre du discours que pour tout autre, ils se sont bornés à passer de propos mystiquement pro-ouvriers à des propos pathologiquement anti-ouvriers. D¹avoir vu cela en France me porte à croire que quelque chose d¹analogue a pu se passer en Russie, après le retour des missionnaires intellectuels déçus de leur expérience rurale. Gorki évoque la façon dont la littérature russe a reflété le renversement : « La littérature des amis du peuple, étant au service d¹une agitation politique, idéalisale paysan. Mais à la fin du XIXe siècle, l¹attitude de la littérature envers la campagne et le paysan changea radicalement, devint moins apitoyée, plus véridique. Cette attitude nouvelle fut instaurée par Anton Tchekov dans ses nouvelles intitulées Dans le ravin et Les Moujiks. » Op. cit., p. 143-144. Gorki laisse entendre qu¹il a lui-même vécu un tel itinéraire : « Mais où est donc ce paysan russe bon et réfléchi, cet infatigable chercheur de vérité et de justice dont la littérature russe du XIXe siècle parlait à l¹univers en termes si beaux et si persuasifs? Dans ma jeunesse, j¹ai avec persévérance cherché un tel homme dans les villages de la Russie ‹ et je ne l¹ai pas trouvé. J¹y ai rencontré un réaliste sévère et madré. » Ibid., p. 140-141. Les désillusions de la jeunesse intellectuelle sont souvent vengeresses. Est-il pire haine que celle qui succède à un amour déçu? La réussite ou l¹échec de la liaison des jeunes intellectuels avec les masses ouvrières et paysannes est, dans les périodes d¹essor révolutionnaire, une LA HAINE question complexe mais cruciale : si ces forces ne trouvent pas un terrain commun, si l¹idéologie de la jeunesse intellectuelle (qui joue un rôle important dans la production des objets culturels et des superstructures) se constitue antagoniquement à l¹idéologie diffuse des forces profondes du peuple, un maillon décisif est, par avance, miné. L¹échec, à la fin du XIXe siècle, de la tentative de fusion ‹ par le « populisme » ‹ d¹une partie de la jeunesse intellectuelle russe avec la masse paysanne a, dans l¹immédiat, produit des manifestations de désespoir et des tentatives nihilistes. A plus long terme, cet échec a sécrété le venin d¹une idéologie farouchement antipaysanne dans d¹importantes fractions de l¹intelligentsia socialiste et chez nombre de ceux qui allaient devenir des cadres de la Révolution. Ce legs idéologique constitue un élément important de la situation objective globale de la lutte des classes en Russie pendant tout le début du XXe siècle. La ligne d¹un parti politique peut changer, des décisions du pouvoir central soviétique peuvent être modifiées en quelques heures, mais les attitudes fondamentales des classes sociales et des groupes sociaux vis-à-vis les uns des autres ne se transforment pas du jour au lendemain. Le conflit multiforme de la ville et de la campagne, permanent dès le début de la Révolution, porte aussi la marque de cela. 62 CHAPITRE 4 La Révolution culturelle Fin 1922, début 1923 : Lénine, déjà pratiquement immobilisé par la maladie qui va bientôt l¹emporter, livre ses dernières batailles politiques et médite sur la Révolution russe. Comment développer l¹instruction publique et déclencher dans les campagnes une « révolution culturelle »? Comment lutter contre la monstruosité bureaucratique de l¹appareil d¹État hérité du despotisme tsariste? Il faut à tout prix préserver le monopole du commerce extérieur, menacé par des maoeuvres politiques au plus haut niveau... Au fond, tout tourne autour de la paysannerie. En 1917, les forces prolétariennes ont saisi le pouvoir à la faveur d¹une conjoncture exceptionnelle. Puis cela a été très vite l¹engrenage, la guerre, les mesures improvisées; enfin, après les victoires militaires et face aux soulèvements de la paysannerie en 1921, la retraite de justesse : la NEP. Et maintenant, comment aller de l¹avant? Le Cahier de service des secrétaires de Lénine a été récemment publié : la retranscription des dernières activités politiques de Lénine malade (du 21 novembre 1922 au 6 mars 1923) reflète bien ses ultimes obsessions. On trouve dans ce Cahier un texte extraordinaire. Cela se passe au début du dernier mois d¹activité de Lénine : « 7 février, matin (noté par M. Voloditcheva). Je suis allée chez Vladimir Ilitch vers 12 h 30... Il a dicté sur les sujets suivants : 1) Comment peut-on réunir les institutions du Parti et celles des soviets ? 2) L¹étude est-elle compatible avec l¹activité professionnelle des fonctionnaires? Arrivé aux mots ³ et plus cette révolution sera brusque... ², LA RÉVOLUTION CULTURELLE 63 il s¹est arrêté, il les a répétés plusieurs fois, semblant avoir du mal à poursuivre; il m¹a demandé de l¹aider en relisant ce qui précédait; il s¹est mis à rire et il a dit : ³ Là je crois que je me suis définitivement enlisé; notez cela : il s¹est enlisé juste à cet endroit! ² » O.C., t. 42, p. 519-520. L¹« enlisement » de Lénine précisément au milieu de cette phrase-là (« et plus cette révolution sera brusque... ») livre mieux que cent discours la véritable tonalité de ses ultimes articles : sous l¹assurance des indications pratiques, une interrogation tragique, anxieuse. Quelque chose en effet s¹est « enlisé », non seulement dans le discours interrompu de Lénine, mais dans le cours même de la Révolution russe. Quelque chose qui tient à la nature même de cette révolution, à sa « brusquerie ». Des articles de janvier 1923 (Feuillets de bloc-notes et De la coopération), presque les tout derniers que Lénine ait pu dicter avant l¹aggravation de sa maladie, on a dit et répété qu¹ils constituent une espèce de « testament politique » de Lénine sur la question paysanne. Je les lis et les relis, je voudrais en faire une synthèse, mais elle m¹échappe. Je sens quelque chose d¹extrêmement dense et touffu à la fois, une intuition très profonde du gouffre entre ville et campagne ‹ où Lénine devine, pour la Russie soviétique entière, la menace d¹un engloutissement ‹, l¹indication de quelque chose à conquérir, qui relève à la fois des rapports matériels et des rapports idéologiques... Mais l¹extrême tension de la pensée, dans son effort pour brasser une réalité opaque et complexe que l¹instinct politique saisit encore en bloc, produit comme un objet indifférencié. On voit bien qu¹à partir de là peut se déployer un système d¹analyse, et une politique, et un nouveau développement ‹ par interaction ‹ de la pratique et de la théorie... Mais ce que l¹on a sous les yeux n¹en est que l¹aube, et le regard s¹acharne à différencier les formes dans le clair-obscur. Comment ne pas penser à nouveau à l¹« enlisement » du Cahier des secrétaires? On a souvent parlé ‹ tout particulièrement pendant les débats et les conflits de la NEP après la mort de Lénine ‹ du Plan coopératif LÉNINE ET LES PAYSANS 64 de Lénine. Le terme « plan » est évidemment excessif, appliqué à ces derniers articles de Lénine. Ou bien il faut l¹entendre au sens de « carte », « repérage ». Comme on jette rapidement sur le papier quelques traits qui composent le « plan » d¹un endroit. Lénine apparaît là comme un homme qui tâtonne dans une pièce obscure, s¹efforçant de localiser les obstacles et la disposition des lieux. La méthode de tâtonnement de Lénine est déroutante au premier abord ‹ mais très logiquement matérialiste quand on y réfléchit : il énumère des mesures pratiques, parfois de détail. Source de malentendu : ces indications finales, brutalement mises en valeur par la disparition de Lénine, seront figées en « instructions », puis en « testament ». Mais la lettre menace ici l¹esprit. Il n¹y a aucune commune mesure entre les indications pratiques de Lénine et l¹ampleur du problème de fond auquel il s¹attaque. Si l¹on veut s¹en tenir à la stricte signification de ce qui est dit, on pourra, en gros, tout résumer ainsi : « alphabétiser et faire du commerce coopératif ». Ce qui s¹énonce au détail : promouvoir le corps des instituteurs, développer l¹éducation primaire, organiser le « parrainage de la population des campagnes par les ouvriers des villes », mettre en place des institutions coopératives et se servir des liens commerciaux pour établir des rapports culturels, etc. Lénine sait trop bien que le temps presse, et quelle est la force d¹inertie des habitudes : lancer un appel sans indiquer au moins quelques mesures concrètes, c¹est presque à coup sûr le laisser se perdre comme un mince filet d¹eau dans le sable. Parler politique, c¹est proposer des mesures, même infimes. Il n¹y a d¹ailleurs pas d¹autre manière de tâtonner : les mesures concrètes sont une prise de contact avec la réalité. Elles enclenchent à la fois un processus de changement pratique et un processus de connaissance. La réalité se transforme, et la vision qu¹on en a. Ce qu¹il y a d¹inadéquat dans les premières mesures proposées apparaît dans l¹action. Et les forces sociales engagées dans le processus produisent des idées nouvelles, des formes d¹organisation nouvelles. Extrayez quelques mesures pratiques de ce processus, donnez leur valeur d¹instructions définitives indépendamment du moment où elles LA RÉVOLUTION CULTURELLE 65 ont été formulées : vous leur enlèverez toute vie. Il se trouve que la mort de Lénine a voué à ce sort ses dernières indications. Pourtant le budget de l¹Instruction publique, la ration des instituteurs 1, le jumelage d¹organisations urbaines et rurales, le développement du réseau de coopératives, ne sont que les premières touches d¹un dispositif d¹ensemble dont l¹agencement va nécessairement ‹ selon la façon de penser et de faire de Lénine ‹ se structurer et se transformer au contact de la réalité. Il faut aller au-delà et tenter de saisir autour de quoi cela tourne. Dans les Feuillets de bloc-notes (janvier 1923) on sent presque physiquement comment, sur un problème que Lénine entreprend de poser en termes nouveaux, sa pensée se fraie une voie tâtonnante entre la certitude de l¹urgence et l¹hésitation sur les moyens. L¹urgence et l¹extrême importance d¹un élan idéologique pour tenter de réduire le fossé, entre les populations urbaines et rurales : « Il faut commencer par établir un contact entre la ville et la campagne [...] établir des contacts entre les ouvriers de la ville et les travailleurs des campagnes [...]. Saurons-nous « rattacher » toutes les cellules urbaines à toutes les cellules rurales de façon que chaque cellule ouvrière « attachée » à une cellule rurale guette constamment toutes les occasions de satisfaire tel ou tel besoin culturel de sa co-cellule ? Ou bien sauronsnous trouver d¹autres formes de liaison? Je me borne ici à poser la question afin [...] de poser dans toute son ampleur cet immense problème culturel d¹une portée historique mondiale. » O.C., t. 33, p. 478. Mais sur la nature de cet élan idéologique, Lénine laisse percer ses hésitations quelques lignes plus haut, dans le même article : « Je m¹étais documenté pour le discours que je n¹ai pu prononcer au Congrès des soviets, en décembre 1922, et qui devait traiter du parrainage de la population des campagnes par les ouvriers des villes [...]. Il s¹agit là d¹un problème politique essentiel, dont 1. « On ne doit pas lésiner sur la ration de pain aux instituteurs, dans une année comme celle-ci, où nous sommes relativement pourvus de blé. » (Feuillets de blocnotas, in O.C., t. 33, p. 475.) LÉNINE ET LES PAYSANS 66 l¹importance est décisive pour toute notre révolution : l¹attitude de la ville envers la campagne. [...] Nous pouvons et devons employer notre pouvoir à faire réellement de l¹ouvrier urbain le propagateur des idées communistes au sein du prolétariat rural. J¹ai dit « communistes », mais je m¹empresse de faire des réserves, craignant de provoquer un malentendu ou d¹être compris trop à la lettre. Cela ne doit être aucunement pris en ce sens que nous devrions tout de suite porter dans les campagnes des idées communistes, pures et simples. ». Ibid., p. 477-478 Lénine fait ici, on le voit, un étrange « lapsus volontaire » : il avance le terme de propagande « communiste » au village, puis paraît immédiatement le retirer. Mais quand on rédige un texte, et qu¹un mot inadéquat vient sous la plume, n¹est-il pas plus simple de le barrer (ou, quand on dicte, de le faire supprimer), et que le lecteur n¹en sache rien? Cela paraît d¹autant plus naturel dans un texte politique, où il importe de se faire entendre sans la moindre ambiguïté. Or Lénine préfère ici laisser le mot, puis le barrer au vu de tous. Faut-il imputer le procédé à une inadvertance? C¹est peu vraisemblable pour une question de cette importance. Car, au fond, il s¹agit ici de cette « révolution culturelle » à laquelle Lénine appelle à plusieurs reprises dans ses derniers textes. Quel sens donne-t-il à ces mots? A lire littéralement les textes et à s¹en tenir aux mesures préconisées, on entendra : alphabétisation de toute la population, pénétration de l¹éducation primaire dans les campagnes, fin de l¹isolement des villages par leur incorporation aux circuits économiques et commerciaux de la société soviétique. Mais, sous l¹évidence de cette signification, on en perçoit par instant une seconde, en attente en quelque sorte. Comme si Lénine ne livrait que la partie émergée, sortable, d Œune méditation plus profonde. D¹où ces indications fugitives, mots employés et retirés, approximations. D¹où le « lapsus volontaire ». Une autre phrase du même texte est également remarquable. Lénine dit qu¹il ne faut pas tout de suite « porter dans les campagnes des idées communistes, pures et simples ». Est-ce une façon de dire qu¹il serait utile d¹y porter des « idées communistes » d¹une autre nature, qui ne seraient LA RÉVOLUTION CULTURELLE 67 pas « pures et simples »? Et que Lénine, connaissant la façon concrète dont la propagande communiste a, jusque-là, été portée aux campagnes par des missionnaires « prolétariens » imbus de préjugés antipaysans, préfère arrêter les frais pour le moment? Cela paraît vraisemblable, et conforme aux très nombreuses mises en garde de Lénine, à la même époque, contre la « suffisance communiste ». A quoi bon rêver d¹offensives idéologiques pour lesquelles il n¹existe pas de forces politiques prêtes? On connaît bien l¹autre limite, également présente dans divers textes de Lénine, en particulier de cette époque : « Tant que nous n¹avons pas de base matérielle pour le communisme au village, [y porter les idées communistes pures et simples], ce serait, pourrait-on dire, faire oeuvre nuisible, oeuvre néfaste pour le communisme. » Ibid., p. 478. Lénine était convaincu que l¹on ne pouvait démontrer à la paysannerie les avantages de la grande exploitation collective qu¹au moyen d¹une mécanisation généralisée (« Donnez 100 000 tracteurs... »). Jusqu¹en 1923, il ne cesse de désigner comme facteurs matériels déterminants d¹une transformation socialiste des campagnes les machines agricoles et l¹électrification. Se fondant sur les prévisions des spécialistes, il pense que l¹essentiel de l¹électrification peut être réalisé en une dizaine d¹années. C¹est, si l¹on veut, son « plan à moyen terme », formulé à partir de 1920-1921 : il situe donc un tournant probable vers 1930. En même temps, il formule également une sorte de « plan à court terme », basé sur une double « alliance » économique : à l¹intérieur avec la paysannerie, sous forme de liberté des échanges; à l¹extérieur avec le grand capitalisme international sous forme de « concessions » industrielles (donner la possibilité à de grandes firmes étrangères d¹exploiter une partie des ressources naturelles russes en échange d¹une part de production). Lénine expose ce « plan» dont il attend des résultats rapides (en un ou deux ans) aux Xe et XIe Congrès du parti communiste. La libération de tendances capitalistes à l¹intérieur et l¹appel à l¹aide du capitalisme extérieur impli LÉNINE ET LES PAYSANS 68 quent évidemment des risques qui se trouveraient massivement aggravés par une conjonction de ces deux forces aux dépens du pouvoir soviétique. D¹où l¹extrême importance, pour Lénine, d¹une rigoureuse fermeture des frontières économiques de l¹Union soviétique, et les batailles qu¹il mène peu avant sa mort contre les dirigeants qui proposent d¹assouplir le monopole du commerce extérieur. Le plan immédiat, c¹est : obtenir par tous les moyens des produits industriels à échanger contre la partie commercialisable de la récolte. S¹il n¹y a rien à obtenir en échange, lés paysans, exténués par la guerre et la famine, ne feront pas « crédit », ne livreront rien. Pour le moment, les « concessions » aux entreprises étrangères qui apporteront l¹équipement et la technique sont peut-être le moyen de dégager cette production industrielle. C¹est sur la base de ce raisonnement que Lénine défend la politique des « concessions » devant la fraction communiste du Conseil central des syndicats en avril 1921 : « Chaque produit supplémentaire [obtenu grâce aux concessions; R.L.] sera échange aux paysans contre du blé et créera par conséquent un rapport stable entre la classe ouvrière et la paysannerie. » O.C., t. 42, p. 303. Encore faut-il voir que cette politique nouvelle ne peut être tentée qu¹à partir de ce moment : la victoire militaire sur les forces interventionnistes étrangères rend possibles des accords économiques avec les firmes impérialistes, qui ne l¹étaient pas auparavant. En fait, pour Lénine, à partir de 1921, c¹est toute une nouvelle partie qui s¹engage, et l¹on ne peut comprendre les « plans » qu¹il commence à formuler à partir de ce moment qu¹en tenant compte de l¹ensemble. A la lumière de l¹expérience chinoise, on taxe aujourd¹hui volontiers de « mécaniste » la position de Lénine subordonnant la socialisation des campagnes à un bond en avant des forces productives matérielles. Incontestablement, Lénine reste sur cette question marqué par l¹orthodoxie marxiste de la social-démocratie de LA RÉVOLUTION CULTURELLE 69 l¹époque ‹ ce que les communistes chinois ont par la suite appelé la « théorie des forces productives ». Mais toutes ses formulations, et les « plans » qu¹il commence à esquisser à partir de 1921 et jusqu¹à sa mort, ne constituent qu¹un cadre approximatif, une hypothèse stratégique toujours susceptible de transgression lors du développement réel. N¹a-t-on pas vu Lénine transformer très profondément sa conception du « capitalisme d¹État » dans les trois formulations qu¹il en présente ‹ printemps 1918, printemps 1921, automne 1921? Avec le recul, le « plan » se fige, le tâtonnement est gommé, l¹ouverture sur le mouvement de masse oubliée : on ne se souvient que du primat de la mécanisation. Pourtant, l¹attitude politique de Lénine était autrement complexe. Exemple significatif : le 27 décembre 1920, Lénine répond aux questions de membres de la fraction communiste du VIIIe Congrès des soviets. La discussion porte sur un projet de loi attribuant des primes aux exploitants individuels agricoles qui ont amélioré leur productivité. Les délégués expriment la crainte que des primes n¹aillent aux koulaks et cherchent à entrer dans le détail des critères d¹attribution. La réponse de Lénine met en avant les capacités de discernement des masses paysannes : « Que prendra-t-on comme critère pour distinguer le « koulak consciencieux » du « paysan moyen consciencieux »? ‹ [...] Les paysans le savent mieux que nous [...]. Si vous demandez où se trouve le critère distinguant le paysan moyen consciencieux du koulak consciencieux, ce critère, sur place, on le connaît parfaitement. Nous ne nous disposons pas à rédiger une loi à ce sujet car cela signifierait rédiger tout un volume sur la manière dont les gens se comportent en koulaks, alors que sur place on est parfaitement renseigné là-dessus. » O.C., t. 42, p. 266-267. Et à une question sur le risque de renforcer « les assises capitalistes chancelantes dans l¹agriculture », c¹est encore en attirant l¹attention sur la réalité idéologique des masses paysannes que Lénine répond : LÉNINE ET LES PAYSANS 70 « Camarades, vous savez que chez nous, les exploitations paysannes individuelles sont pour ainsi dire les fondements du capitalisme. C¹est indiscutable, et je l¹ai indiqué dans mon rapport en disant franchement que le plus terrible n¹était pas le centre de trafic de la place Soukharevskaïa, ou celui qui existe clandestinement sur une autre place, mais celui qui se cache dans la mentalité de chaque paysan individuel. Pourrons-nous nous en délivrer en l¹espace d¹un an ou deux? Non. Or c¹est maintenant qu¹il faut améliorer l¹économie. » O.C., t. 42, p. 269. C¹est précisément parce qu¹il guette l¹état d¹esprit des masses paysannes que Lénine, à partir de 1921, se convainc que la paysannerie ne fera plus crédit. Dans la situation politique nouvelle créée par la victoire militaire, et dans l¹état de dénuement extrême où l¹a jetée la guerre, la paysannerie exige un minimum de produits industriels en échange des biens qu¹elle livre à la ville. La première base matérielle d¹une politique agraire, c¹est donc : avoir quelque chose à échanger. Et, à plus long terme, équiper les campagnes en moyens de production : « Si vous pouvez fournir des machines à la paysannerie, vous la relèverez, et le jour où vous lui donnerez des machines ou l¹électrification, des dizaines et des centaines de milliers de petits koulaks seront anéantis. En attendant, donnez au moins une certaine quantité de marchandises. » Rapport au X e Congrès du PC(b)R, 15 mars 1921, in O.C., t. 32, p. 235-236. A nouveau l¹enchevêtrement du matériel et de l¹idéologique, dont on a vu l¹intrication complexe et mal maîtrisée lors de la lutte contre la famine au printemps 1918. Mais ici, c¹est bien l¹état ideologique des masses au sortir de la guerre qui détermine l¹ensemble. Pendant toute la période du communisme de guerre, la paysannerie s¹est battu sur deux fronts : contre les Blancs pour garder la terre, contre les bolcheviks pour garder le grain. C¹est le danger principal qui détermine la contradiction principale : jusqu¹en 1921, le risque d¹une restauration de l¹ancien régime, et du retour des propriétaires fonciers. Quelle que soit, alors, la violence des batailles LA RÉVOLUTION CULTURELLE 71 autour de la récolte qui, chaque année à l¹approche du printemps 1, exacerbe l¹affrontement sur les questions rurales, la paysannerie reste dans une position d¹alliance limitée avec le pouvoir soviétique. Sa participation à la guerre civile est un facteur important de la victoire. Mais les succès militaires et la fin de la menace extérieure en 1921 renversent, pour la paysannerie, l¹ordre des priorités. D¹autant que la contradiction autour de la récolte est exacerbée par la famine qui sévit à nouveau. On assiste alors à de véritables soulèvements de masse de la paysannerie, particulièrement dans la province de Tambov : « En 1921, après avoir franchi cette étape très importante qu¹était la guerre civile, et franchi victorieusement, nous nous sommes heurtés à une grande ‹ je pense, la plus grande ‹ crise politique intérieure de la Russie des soviets, crise qui a amené le mécontentement d¹une partie notable des paysans, et aussi des ouvriers. C¹était, dans l¹histoire de la Russie des soviets, la première et, je l¹espère, la dernière fois que l¹on a vu de grandes masses paysannes se tourner contre nous, instinctivement et non consciemment. » Rapport au IV e Congres de l¹Internationale communiste, 13 nov. 1922, in O.C., t. 33, p. 433. Lénine et la direction du parti bolchevik parviennent à sauver la situation in extremis en supprimant les réquisitions de grains, remplacées par l¹impôt en nature, puis en rétablissant la liberté du commerce, enfin en instaurant l¹ensemble des mesures de libéralisation économique appelées NEP. A ce moment, on peut dire que l¹état de dégradation des rapports idéologiques entre les composantes de la société russe est à son paroxysme. On a frôlé l¹effon- 1. Sur ces flambées saisonnières, voir le discours de Lénine à l¹assemblée des militants du parti de Moscou, le 24 février 1921 : « [...]. Le banditisme et les soulèvements de koulaks vont croissant [...]. Dans le banditisme se fait sentir l¹influence des socialistes-révolutionnaires [...] ils rêvent à chaque printemps de renverser le pouvoir des soviets [...]. Les SR sont liés aux incendiaires des campagnes. Ce lien est également révélé par le fait que les soulèvements ont justement lieu dans les régions dont nous tirons le blé. » (O.C., t. 42, p. 278-279.) Où l¹on constate à nouveau l¹effet du cycle des travaux agraires sur le rythme de la lutte des classes à la campagne. LÉNINE ET LES PAYSANS 72 drement complet, la désintégration. En 1921, la vie pose avec une acuité extrême la question des contradictions idéologiques entre les forces sociales qui composent la Russie soviétique. On trouve dans les textes de Lénine de 1922-1923 la première ébauche d¹une réflexion sur ce thème : que faire pour réduire le gouffre idéologique qui existe entre les différentes composantes de la société russe? Dans ce gigantesque tourbillon qu¹est la Révolution, les masses cherchent leur voie ‹ masses ouvrières, masses paysannes, masses intellectuelles, campagnards, citadins, soldats... ‹ et, pour que l¹ensemble avance, il faut bien que tout le monde trouve quelque chose en commun! En 1921, il y a eu en Russie un déferlement de mouvements de masse et de mouvements politiques de diverses natures. Paysans, marins, ouvriers; anarchistes, socialistes-révolutionnaires, mencheviks, bolcheviks oppositionnels, et aussi débris des forces blanches. Tout cela s¹est mêlé en un bouillonnement impétueux ‹ crise politique et crise d¹une société. Là où il y a eu soulèvement armé, comme à Cronstadt, la question a été réglée militairement. Et, sur le plan politique, elle a été provisoirement résolue par ce que Lénin a appelé « des concessions et une retraite » : la NEP. Des concessions et une retraite. Mais ensuite? Comment dégager de l¹enchevêtrement des mouvements politiques et sociaux qui ont secoué le pays, par-delà les insurrections de Tambov, de Cronstadt et d¹ailleurs, ce que le mouvement de masse porte en lui de positif, à cette étape de la Révolution? C¹est précisément le problème auquel le bolchevisme russe n¹apporte pas de réponse de fond. Ce problème, les communistes chinois le nommeront, au moment de la révolution culturelle : « la révolution sous la dictature du prolétariat ». Une révolte sous la dictature du prolétariat n¹est pas nécessairement dirigée contre la dictature du prolétariat : elle peut être d¹essence révolutionnaire et le manifester si on l¹aide à découvrir ses véritables cibles. Ce problème est au coeur de la question paysanne en Russie à partir de 1921. C¹est aussi, d¹une certaine façon, le problème central auquel s¹attaque Lénine juste avant sa mort. Jusqu¹en 1921, les possibilités de révolution idéologique au vil LA RÉVOLUTION CULTURELLE 73 lage étaient limitées par la bataille du grain. A partir de la NEP, la fin des affrontements armés avec les paysans pour récupérer la récolte permettait de poser la question en termes nouveaux. Peutêtre la pause donnait-elle l¹occasion de transformer les mouvements de résistance des masses à certaines pratiques du nouveau pouvoir et au bureaucratisme de l¹appareil d¹État, en une force positive de révolutionnarisation de la société? Lénine le pressent sans doute, qui concentre alors sa réflexion sur le problème de la révolution idéologique. Je reviens à cet article au milieu duquel la secrétaire de Lénine l¹a vu s¹ « enliser ». Elle n¹en donne pas le titre, mais on peut l¹identifier par la date et la citation qui en est faite. Il s¹agit de Mieux vaut moins mais mieux, le dernier article de Lénine (daté du 2 mars 1923). Lénine y critique violemment l¹appareil d¹État soviétique et l¹héritage culturel du passé. Il concentre son analyse sur l¹effrayante ampleur du décalage qu¹il constate entre les transformations politiques, sociales et économiques d¹une part et, de l¹autre, la transformation de l¹idéologie au sens large : « L¹idée d¹une prodigieuse révolution agraire universelle était élaborée avec une audace inconnue dans les autres pays; et à côté de cela, on manquait d¹imagination pour réaliser une réforme administrative de dixième ordre [...]. [...] Notre vie présente réunit en elle de façon saisissante des traits d¹audace stupéfiante et une indécision de pensée devant les changements les plus insignifiants. Je crois qu¹il n¹en a jamais été autrement dans toutes les révolutions vraiment grandes, car elles naissent des contradictions entre l¹ancien et la tendance la plus abstraite vers ce qui est nouveau, nouveau au point de ne plus contenir un seul grain de passé. » Et voici précisément la phrase où Lénine « s¹enlise » : « Et plus cette révolution est radicale, plus longtemps subsisteront ces contradictions. » O.C., t. 33, p. 512. LÉNINE ET LES PAYSANS « Notez : c¹est ici qu¹il s¹est enlisé... » Comment penser l¹émergence de ce qui est radicalement nouveau, « abstrait » au point de ne plus rien contenir du passé? La pensée frôle ici le néant, le défie. Les attaques d¹hémiplégie de Lénine vont redoubler, la paralysie gagner le cerveau. Bientôt, Lénine ne pourra plus parler... De quoi est-il mort? Aussi de cette extrême tension de la pensée, de cet extraordinaire effort mental pour concevoir l¹impensé jusqu¹alors. Peutêtre d¹avoir tenté de définir cette « révolution culturelle » dont devinait l¹urgence mais pour laquelle il ne trouvait pas encore, dans la réalité russe, de levier. « L¹humanité ne se pose que les problème qu¹elle peut résoudre », disait Marx. Serait-il mortel, pour un homme politique révolutionnaire, de poser des problèmes que son époque n¹est pas encore prête à résoudre? DEUXIÈRE PARTIE LÉNINE ET TAYLOR La question de l¹organisation du travail au début de la Révolution soviétique 77 CHAPITRE 1 Qu¹est-ce que le système Taylor? Lorsque après la signature de la paix de Brest-Litovsk (3 mars 1918) éclate un débat sur l¹organisation économique du nouveau régime, Lénine préconise, entre autres mesures d¹urgence visant à établir la discipline du travail et à élever sa productivité, l¹introduction systématique d¹éléments tirés du système Taylor 1. Immédiatement attaquée par les « communistes de gauche » (groupe de Boukharine), les mencheviks et les anarchistes, cette position a été au centre de débats aigus. Elle a constitué par la suite un argument de choix pour tous ceux qui se sont efforcés de bâtir le portrait d¹un Lénine systématiquement despotique, rêvant d¹une société d¹automates. Une analyse détaillée du « taylorisme » de Lénine, de ses conditions d¹apparition et de sa spécificité permettra, je pense, de faire justice de cette caricature. Il n¹en reste pas moins que la référence explicite au taylorisme dans la politique d¹organisation du travail à partir de mars 1918 a marqué profondément, dès sa 1. « Il faut organiser en Russie l¹étude et l¹enseignement du système Taylor, son expérimentation et son adaptation systématiques. » (Les Tâches immédiates du pouvoir des soviets, publié le 28 avril 1918, in O.C., t. 27, p. 268.) Dans son intervention à la direction du Conseil central de l¹Économie nationale du 1er avril 1918, Lénine avait insisté pour que le décret sur la discipline du travail parle du système Taylor. Le procès verbal dit : « La discussion porte sur le projet concernant la discipline du travail, mis au point par le Conseil des syndicats de Russie. Le camarade Lénine propose une série d¹amendements et de formulations plus précises de certains points, il propose de concrétiser le projet [...]. Le décret doit parler clairement de l¹introduction du système Taylor autrement dit, de l¹utilisation de tous les procédés scientifiques de travail qu¹implique ce système [...]. Lors de l¹application de ce système, inviter des ingénieurs americains [...]. » (O.C., t. 42, p. 72.) LÉNINE ET TAYLOR 78 naissance, le système de production soviétique. On en trouve les traces non seulement dans la structure du procès de travail, mais dans la société soviétique entière. Il importe donc de l¹étudier soigneusement. Mais d¹abord, qu¹est-ce que le système Taylor 1? On appelle ainsi le mode d¹organisation du travail (scientific management) mis au point et expérimenté aux États-Unis à partir de 1890 par l¹ingénieur, puis « ingénieur-conseil en organisation » Frederic Winslow Taylor. Taylor part de la constatation (d¹expérience : il a été ouvrier, puis contremaître) que tous les ouvriers pratiquent la « flânerie », c¹est-à-dire une production systématiquement inférieure à celle qui est physiquement possible. Menaces, récompenses, ordres, primes, rien n¹y fait et tous les systèmes « classiques » de direction se révèlent impuissants. Comment surmonter ce frein à la productivité? En dernière analyse, c¹est, pour Taylor, une question de rapport de forces et de savoir. Précisément, de rapport de forces dans le savoir. Au fond, les ouvriers sont libres de freiner la production parce que les patrons et les dirigeants des entreprises les laissent 1. Aujourd¹hui, ce qu¹on appelle la critique de la division capitaliste du travail (parcellarisation des tâches, séparation entre travail manuel et travail intellectuel, etc.) est devenu un lieu commun dans l¹opinion publique révolutionnaire voire dans les plus vulgaires courants réformistes. Profondément, la Révolution culturelle chinoise et les révoltes d¹O.S. des pays capitalistes ont brisé l¹écran qui séparait le procès de travail de la scène politique. Par ailleurs, cinquante années de taylorisme ont, du point devue même du capitalisme, abouti à un échec relatif. Les « managers » capitalistes font à présent le compte des faux frais de l¹ennui, de l¹inattention, de l¹écoeurement et de l¹absenteisme : ils mesurent l¹énorme force de cette résistance passive qui, sur les chaînes et au fil de l¹interminable répétition de gestes identiques, mine la productivité et la qualité de la production, donc de leur sacro-saint profit. A travers les expériences « nouvelles » d¹organisation du travail, des capitalistes d¹avant-garde, mettant eux-mêmes en question le taylorisme, espèrent reprendre sous des oripeaux moderna l¹offensive idéologique du productivisme. L¹idée que l¹on peut se faire du taylorisme en 1975 incorpore nécessairement, même si ce n¹est pas explicite, cette histoire. Dans ce chapitre, je présente un taylonsme classique, tel qu¹on peut le dégager des textes mêmes de Taylor (de 1911- 1912). Mais une lecture de Taylor faite aujourd¹hui comporte une décantation rétrospective : on lit Taylor en pensant au travail à la chaîne et aux développements pratiques de la parcellarisation. C¹était moins évident pour le lecteur de l¹époque, même si c¹était déjà « dans le texte ». On verra plus loin la lecture qu¹en faisait Léniné. QU¹EST-CE LE SYSTÈME TAYLOR? 79 pratiquement libres d¹employer les méthodes de travail qu¹ils jugent bonnes, qui leur ont été transmises par leurs camarades plus expérimentés. Le savoir-faire professionnel est en quelque sorte un capital aux mains des ouvriers : les patrons en achètent l¹usage mais n¹en disposent pas directement et, par conséquent, ils ignorent comment le travail doit être fait, quel est le temps « juste » qui doit être imparti à chaque tâche, etc. C¹est à l¹abri de cette ignorance de leurs employeurs que les ouvriers imposent leurs propres normes, inférieures à la productivité possible. Renversez cette position de monopole des ouvriers en matière de savoir-faire professionnel, et vous les tiendrez à merci pour ce qui est des normes de temps et de rendement : telle est la conclusion de Taylor, l¹objectif explicite de tout son système de « direction scientifique du travail ». Le système Taylor a pour fonction essentielle de donner à la direction capitaliste du procès de travail les moyens de s¹approprier toutes les connaissances pratiques jusqu¹alors monopolisées de fait par les ouvriers. Il n¹y a pas, ou guère, production de connaissances nouvelles, mais appropriation par le capital et ses agents du savoir ouvrier, le plus souvent parfaitement adéquat. La méthode Taylor prétend à la « scientificité » au nom de sa seule activité de classement et de systématisation. Taylor reconnaît lui-même qu¹il n¹innove guère, en général, sur le plan technique, par rapport au savoir-faire ouvrier préexistant : « La première de ces obligations [d¹une direction « scientifique »] est constituée par le rassemblement délibéré, par ceux qui font partie de la direction, de la grande masse de connaissances traditionnelles qui, dans le passé, se trouvait dans la tête des ouvriers, qui s¹extériorisait par l¹habileté physique qu¹ils avaient acquise par des années d¹expérience. Cette obligation de rassembler cette grande masse de connaissances traditionnelles, de l¹enregistrer, de la classer et, dans de nombreux cas, de la réduire finalement en lois et règles, exprimées même par des formules mathématiques, est assumée volontairement par des directeurs scientifiques. [Ce principe] peut être considéré comme le développement d¹une science qui remplace le vieux système de connaissances empiriques des ouvriers, cette connaissance que les ouvriers ont et qui, dans de nombreux cas, est aussi exacte que celle à laquelle la direction arrive finalement, mais que les ouvriers, LÉNINE ET TAYLOR 80 dans neuf cent quatre-vingt-dix-neuf cas sur mille, conservent dans leur esprit et dont il n¹existe pas d¹exposé permanent et complet. » F. W. Taylor, La Direction scientifique des entreprises, Verviers, 1967, p. 80. Aveu de toute première importance, à partir duquel l¹ « organisation scientifique du travail » prend sa véritable signification : Taylor reconnaît ne pas avoir grand-chose à apprendre aux ouvriers, pour ce qui est du procès de travail. Son « système », au fond, ne vise pas essentiellement la division technique du travail (du moins dans un premier temps) : il transforme et perfectionne par contre la division sociale du travail introduite par le capitalisme. En codifiant et en « classant » les connaissances acquises sur le procès de travail, le taylorisme entend ouvertement les constituer en un corps de doctrine extérieur aux producteurs directs, et qui puisse leur être imposé du dehors par la direction capitaliste du procès de travail, propriétaire privé, en quelque sorte, de toutes les connaissances relatives au procès de travail. Pratiquement, c¹est l¹armée d¹encadrement mise en place par le capital (services de direction, bureau des méthodes, maîtrise) qui est chargée de ravir, monopoliser et dispenser, au détail pour ainsi dire, ces connaissances au fur et à mesure du déroulement du procès de travail, de façon à faire de l¹ouvrier un exécutant au sens le plus rigoureux du terme. Opération décisive, que l¹on pourrait qualifier d¹ « expropriation de masse au plan du savoir ». En faisant ainsi de l¹encadrement social une nécessité technique de chaque instant, on espère assurer définitivement son autorité incontestée, et lui donner le pouvoir de briser la fameuse « flânerie » ‹ ou limitation volontaire de la productivité ‹, d¹imposer enfin aux ouvriers le rythme de travail choisi par le capital. De là, conséquence la plus visible de l¹application du système Taylor, un énorme gonflement de l¹appareil d¹encadrement du procès de travail : ingénieurs du bureau des méthodes, contremaîtres, « moniteurs » chargés du calcul et de l¹application des temps, de l¹ « entraînement » des ouvriers, comptables travaillant de nuit (dans les pre QU¹EST-CE LE SYSTÈME TAYLOR? 81 mières expériences tayloriennes) aux comptes de rendement et de primes, pour qu¹au matin les ouvriers sachent exactement où ils en sont par rapport à la production imposée, etc. L¹organisation sociale du travail, maintenant investie d¹un alibi et d¹une fonction techniques, se divise et se subdivise comme les innombrables fils d¹une toile d¹araignée géante, où chaque geste est enserré dans d¹étroites limites, où toute possibilité d¹initiative, d¹autonomie ouvrière a été réduite. C¹est une bureaucratisation gigantesque du procès de travail. L¹accroissement de la productivité (de la plusvalue quotidiennement extorquée) permettra d¹entretenir ces cohortes de la surveillance, et les capitalistes y gagneront encore largement ‹ au prix, pour les ouvriers, d¹une intensité de travail portée à l¹extrême limite du possible. Le passage de la « Déposition devant la commission du Congrès américain » (1912), dans lequel Taylor décrit ce remodelage de la division du travail auquel conduit son système, mérite d¹être cité : « Le quatrième principe de direction scientifique est peut-être le plus difficile à comprendre pour la moyenne des gens. Il consiste en une division presque égale du travail dans l¹entreprise entre l¹ouvrier, d¹un côté, et la direction, de l¹autre. [...] Prenons un exemple concret, emprunté à l¹industrie mécanique fabriquant des machines très diverses. Cette entreprise, qui a non seulement à fabriquer, mais également à concevoir ce qu¹elle fabrique, doit avoir un membre de la direction pour trois ouvriers. [...] Dans un atelier, quand on dirige l¹entreprise suivant le nouveau système, il n¹y a pratiquement pas un seul acte accompli par l¹ouvrier qui ne soit pas précédé et suivi par quelque acte accompli par quelqu¹un se trouvant du côté de la direction. Il en est ainsi tout au long de la journée. L¹ouvrier fait quelque chose, puis quelqu¹un appartenant à la direction fait quelque chose et vice-versa... » Ibid., p. 89. Un membre de la direction pour trois ouvriers : cette pléthore tend vers le procès de travail idéal pour Taylor, dans lequel tout ce qui au cours de la production réclamerait un effort de réflexion, si minime soit-il, serait pris en charge par des représentants de la direction LÉNINE ET TAYLOR 82 ‹ l¹ouvrier parfait n¹étant plus qu¹un exécutant décervelé que l¹on peut entraîner à atteindre le rythme de la machine. La base même du « freinage » de la production, qui n¹est autre que le libre-arbitre technique du producteur direct, serait alors, espère Taylor, définitivement brisée. Et, au niveau de la société entière, les capitalistes pourraient attendre d¹un pareil conditionnement les plus heureux effets quant à la paix sociale. Point que souligne également à plusieurs reprises Taylor, qui soutient que son « système » évite les grèves. Le taylorisme incarne ainsi en un programme concret de réorganisation ce que, un demi-siècle auparavant, Karl Marx décrivait comme la tendance du mode de production capitaliste pour ce qui est du procès de travail : « Ce n¹est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c¹est l¹individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d¹une opération exclusive, de sorte que l¹on trouve réalisée la fable absurde de Menenius Agrippa, représentant un homme comme fragment de son propre corps. [...] Les connaissances, l¹intelligence et la volonté que le paysan et l¹artisan indépendants déploient, sur une petite échelle, à peu près comme le sauvage pratique tout l¹art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne sont désormais requises que pour l¹ensemble de l¹atelier. Les puissances intellectuelles de la production se développent d¹un seul côté parce qu¹elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d¹eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d¹autrui et comme pouvoir qui les domine. Cette scission [...] s¹achève [...] dans la grande industrie, qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l¹enrôle au service du capital. » Le Capital, livre I, coll. de la Pléiade, p. 903. Cette analyse de Marx s¹applique mot pour mot à la grande industrie taylorisée (« rationalisée », comme on disait en Europe entre les deux Guerres mondiales). Ce mode d¹organisation du travail porte à son paroxysme ‹ au point où apparaît presque un « type idéal » ‹ l¹essence de la division capitaliste du travail : séparation QU¹EST-CE LE SYSTÈME TAYLOR? du travail manuel et du travail intellectuel, de la conception et de la réalisation, du commandement et de l¹exécution. Dans une analyse du mode de production capitaliste « pur », l¹« Organisation scientifique du travail » de Taylor est la mieux placée pour incarner le procès de travail capitaliste, ramené à son essence. Comment ce mode d¹organisation du travail a-t-il pu être pris comme modèle pour l¹industrie soviétique dans les premières années qui ont suivi la révolution d¹Octobre? 84 CHAPITRE 2 Limites de la critique de Taylor par Lénine avant la révolution d¹Octobre « A quoi travaillez-vous ? » demanda-t-on à Monsieur K. Monsieur K. répondit : « J¹ai beaucoup de mal, je prépare ma prochaine erreur. » Bertolt Brecht, Histoires d¹almanach. I. ANALYSE DES TEXTES En mars 1913 et en mars 1914, Lénine publie dans la Pravda deux brefs articles de critique du système Taylor. Le taylorisme commence alors à s¹introduire en Russie, comme dans d¹autres pays d¹Europe. Pendant l¹hiver 1912-1913, une importante grève a éclaté en France, aux usines Renault, contre l¹établissement du système Taylor et le chronométrage. Aux États-Unis mêmes, le système Taylor, diffusé depuis à peine plus d¹une dizaine d¹années, se heurte à une vive résistance des syndicats et d¹une partie des milieux patronaux, ce qui a déterminé en 1912 la création d¹une commission d¹enquête du Congrès américain. En Russie, l¹existence de grandes entreprises industrielles aux mains du capital étranger ou contrôlées par lui et l¹utilisation massive d¹une main-d¹oeuvre fraîchement arrivée des campagnes et non qualifiée, ainsi que les conditions terroristes LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 85 d¹exploitation de la classe ouvrière sont autant de facteurs favorables au développement du système Taylor 1. C¹est une conférence sur le taylorisme à l¹Institut des ingénieurs des voies et communications, à Pétersbourg, qui a suscité le premier article de Lénine : Un système ³scientifique² pour pressurer l¹ouvrier 2. L¹article critique très violemment le système Taylor, qui épuise physiquement les ouvriers et constitue l¹une des causes du chômage. Le deuxième article, paru exactement un an après (Le Système Taylor, c¹est l¹asservissement de l¹homme par la machine 3), est plus détaillé. Surtout, il laisse déjà apparaître la double appréciation du système Taylor que Lénine approfondira par la suite. L¹article de 1914 commence par reprendre les attaques de l¹année précédente contre le système Taylor : premièrement, il accroît l¹exploitation et épuise physiquement les ouvriers; deuxièmement, il aggrave le chômage. Mais, cette fois, la description des méthodes tayloriennes est plus précise, et on sent dans l¹inventaire qu¹en fait Lénine la recherche d¹une rationalité de l¹organisation du travail capitaliste : utilisation de la photographie, du cinéma, élimination des mouvements superflus, nouvelle disposition des bâtiments industriels de façon à minimiser les transports, transformation des instruments de travail et de l¹ordre des opérations. A partir de là, la critique de Lénine pivote et se concentre sur la contradiction entre une organisation plus « rationnelle » du travail 1. « L¹équipement industriel est, dans son ensemble, fourni par l¹étranger; il est souvent très moderne, mais ceci même est (en un certain sens) préjudiciable : dans le souci d¹assurer un rendement immédiat aussi satisfaisant que possible, les entrepreneurs font appel à des étrangers pour les travaux qualifiés et réservent aux ouvriers russes les travaux de manoeuvres. Cette tendance est rendue plus systématique par la concentration industrielle : ce sont surtout de grosses entreprises qui voient le jour; la division du travail, très poussée, y permet une utilisation prédominante de manoeuvres. Le patronat russe et étranger est volontiers à l¹avant-garde du ³ fordisme ², qui est censé rendre inutiles les qualités professionnelles acquises par l¹apprentissage. » (Marcel Anstett, La Formation de la main-d¹oeuvre qualifiée en Union soviétique, Paris, 1958). Le « fordisme » est une application du systeme Taylor à la fabrication en série : en 1913, Henry Ford introduisit la première chaîne de montage dans la construction automobile, à Detroit. 2. O.C., t. 18, p. 618-619. 3. O.C., t. 20, p. 156-158. LÉNINE ET TAYLOR 86 à l¹intérieur de l¹usine et l¹ « anarchie » économique qui règne dans la société capitaliste : « Tous ces perfectionnements poussés se font contre l¹ouvrier ; ils visent à l¹écraser et à l¹asservir encore davantage, sans aller au-delà d¹une distribution rationnelle et raisonnée du travail à l¹intérieur de la fabrique. Une question se pose tout naturellement : et la distribution du travail à l¹intérieur de la société tout entière? Quelle masse de travail se fait pour rien à l¹heure actuelle, du fait de l¹incohérence, de l¹état chaotique où se trouve plongé l¹ensemble de la production capitaliste! » O.C., t. 20, p. 157. Lénine analyse donc dès 1914 le système Taylor comme une « rationalisation » du procès de travail industriel (« une distribution rationnelle et raisonnée du travail à l¹intérieur de la fabrique ») : c¹est effectivement sous ce nom, conforme à la présentation idéologique que Taylor lui-même a faite de son système (une « activité scientifique de classement »), que le taylorisme se développera en Europe dans les années 1925-1930 ‹ et en Union soviétique même (où nombre de discours et d¹articles seront consacrés à distinguer la « rationalisation socialiste » de la « rationalisation capitaliste »). Ce que reproche Lénine au taylorisme et au capitalisme en général, c¹est de limiter la rationalisation au procès de travail et, par là, de la réduire au rôle d¹une arme supplémentaire dans l¹arsenal de l¹exploitation. L¹objectif qui transparaît ici dans l¹analyse de Lénine est de dissocier le taylorisme de sa fonction d¹exploitation capitaliste et d¹en étendre les principes à l¹économie entière. La « rationalisation de l¹organisation du travail fournit le modèle d¹une rationalisation de l¹organisation économique de la société entière : « A l¹insu de ses auteurs et contre leur volonté, le système Taylor prépare le temps où le prolétariat prendra en main toute la production sociale et désignera ses propres commissions, des commissions ouvrières, chargées de répartir et de régler judicieusement l¹ensemble du travail social. La grande production, les machines, les chemins de fer, le téléphone, tout cela offre mille possibilités LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 87 de réduire de quatre fois le temps de travail des ouvriers organisés, tout en leur assurant quatre fois plus de bien-être que maintenant. » Ibid., p. 158. Ces indications de l¹article de la Pravda sont confirmées et complétées par les cahiers de notes que Lénine constituera peu après pour préparer l¹Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Elles constituent la trame d¹un raisonnement sur le taylorisme et l¹organisation du travail qui persistera chez Lénine, presque identique, jusqu¹à la première variante (rédigée en mars 1918, non publiée à l¹époque) des Tâches immédiates du pouvoir des soviets. Après ces deux articles très courts de 1913 et 1914, Lénine ne publie plus rien sur Taylor jusqu¹à la révolution d¹Octobre, et plus précisément jusqu¹au printemps 1918 ‹ date à laquelle il préconisera l¹introduction systématique du taylorisme en Russie. En 1917, Lénine publie deux textes théoriques fondamentaux, qui constitueront le programme de principe de la stratégie révolutionnaire des bolcheviks dans la deuxième Révolution russe : l¹Impérialisme, stade suprême du capitalisme et l¹État et la Révolution. Aucun de ces deux ouvrages ne mentionne Taylor. Pourtant, les Cahiers de Lénine, dans lesquels il rassemble, principalement en 1915-1916, les matériaux pour l¹Impérialisme, stade suprême du capitalisme 1 montrent que le taylorisme continue d¹attirer son attention pendant les années qui ont immédiatement précédé la Révolution de 1917, et qu¹il conserve même une place essentielle dans sa réflexion, dans sa conception d¹ensemble de la Révolution socialiste. A plusieurs reprises, dans les notes des cahiers préparatoires, il apparaît que Lénine envisageait de conclure l¹Impérialisme... sur Taylor et la « rationalisation technique » comme forme transitoire préparant le socialisme à l¹époque du capitalisme monopoliste. Ainsi, on trouve dans l¹un des « plans » de l¹ouvrage, tout à la fin, les notes suivantes : 1. Ces matériaux ont été publiés en URSS à partir de 1933. Ils constituent, sous le titre Cahiers de l¹impérialisme, le tome 39 des O.C. de Lénine (Moscou 1970, en français). LÉNINE ET TAYLOR 88 « Saint-Simon et Marx (Schulze-Gaevernitz) : Rapidité de croissance... Progrès de la technique et tortures (Quärelei) Taylor et l¹ « Étude du mouvement » Bilan et conclusions. L¹impérialisme et le socialisme [...] O.C., t. 39, p. 246 ‹ passage encadré par Lénine. Puis, plus loin, sous le titre « Adjonctions au plan de l¹ouvrage » (adjonctions biffées ensuite par Lénine), l¹indication suivante : « (chapitre x) III. Imbrication versus socialisation. Saint-Simon et Marx. Riesser sur la rapidité de croissance. ‹ Transition vers quoi ?.. Taylor ici ? » Ibid., p. 248. Cela reste sous forme interrogative : de fait, le texte final de l¹Impérialisme... laisse le taylorisme de côté : il n¹évoque que la « rationalisation » économique par les cartels et les grandes banques (allocation systématique des ressources et des matières premières, contrôle de l¹industrie lourde, partage des marchés...). Pourquoi Lénine s¹est-il ainsi ravisé? Sans doute la Guerre mondiale et l¹établissement en Europe d¹économies de guerre centralisées, particulièrement en Allemagne, attiraient-ils davantage l¹attention sur l¹organisation économique d¹ensemble du capital monopoliste. Sans doute aussi y avait-il une difficulté à analyser rigoureusement, dans le système Taylor, la dialectique torture-progrès (le terme « torture » appliqué à l¹emploi du système Taylor par le capitalisme est de Lénine). Toujours est-il que Lénine n¹inclut pas le taylorisme dans l¹analyse systématique de l¹impérialisme qu¹il publie en 1917 : il faut donc recourir aux matériaux préparatoires pour reconstituer son analyse de l¹époque sur cette question. On trouve dans les Cahiers de l¹impérialisme un compte rendu détaillé de trois ouvrages d¹analyse du taylorisme. LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 89 Lénine a d¹abord annoté en détail une traduction allemande de la Gestion de l¹entreprise de Taylor, publiée en 1912 et présentée par un Allemand qui a visité des entreprises américaines et particulièrement l¹aciérie de Bethleem, une des premières usines « taylorisées » aux États-Unis. Lénine relève un certain nombre de citations concernant la lutte de Taylor contre le « freinage » ouvrier. Il note soigneusement les données qui décrivent la nouvelle répartition entre le travail de direction et le travail d¹exécution dans le système taylorien. Cette transformation de la structure du travail attire son attention parce qu¹elle renforce le rôle de l¹aristocratie ouvrière qu¹il dénonce vivement, à la même époque, dans ses autres textes sur l¹impérialisme. Lénine note de ce point de vue le rôle très important donné par le système Taylor aux contremaîtres et à tout le personnel d¹encadrement du travail. Il commente : « On cherche à appâter et à soudoyer les ouvriers en les faisant passer contremaîtres. » O.C., t. 39, p. 153. D¹autres citations sur la question de l¹encadrement du travail et de la division entre tâches de direction et d¹exécution sont faites sans commentaires (ou avec comme simple annotation « N.B. ») : il est donc impossible de savoir si Lénine entendait seulement les incorporer à sa critique sociale du taylorisme comme renforcement de l¹aristocratie ouvrière par les nouvelles formes d¹organisation capitaliste, ou s¹il y voyait aussi une composante de la « rationalisation » et du « progrès technique » qu¹il évoque plus loin. Ainsi : « C¹est une erreur de penser qu¹une usine travaille d¹autant mieux que les travailleurs ³ improductifs ² y sont moins nombreux (productifs = travail manuel; ³ improductifs ² = surveillants, etc., contremaîtres, etc.). C¹est le contraire. [...] Wallichs (le présentateur allemand de Taylor) a trouvé 1 employé pour 3 ouvriers dans l¹excellente ³ Tabor manufacturing company ² [...] ». Ibid., p. 153. LÉNINE ET TAYLOR 90 Des citations ultérieures, il ressort que Lénine est attentif à la résistance des syndicats au taylorisme. Il note le caractère encore limité du taylorisme aux États-Unis. Il relève la phrase « il n¹y aurait en tout, en Amérique, que 60 000 ouvriers travaillant suivant les principes des établissements réorganisés » et commente en marge : « N.B. : sous le capitalisme, ³ supplice ou tour de force ², seulement 60 000 ouvriers. » Ibid., p. 155. Du livre d¹un ingénieur allemand, Seubert (Une application pratique du système Taylor, Berlin, 1914), Lénine dégage à nouveau la corrélation entre taylorisme et développement de l¹« aristocratie ouvrière » : « embourgeoiser !! », commente-t-il en regard de la mention d¹augmentations de salaires d¹un tiers, mettant les ouvriers au niveau économique de commerçants ou de techniciens. Il souligne une fois de plus le nouveau rapport numérique entre ouvriers d¹une part, employés et maîtrise de l¹autre, ainsi que des indications sur le chronométrage. Dans l¹ensemble, c¹est surtout la critique sociale, concentrée sur la surexploitation et le développement de l¹aristocratie ouvrière, qui domine dans les commentaires de Lénine sur ces deux livres consacrés au système Taylor. Il n¹en est pas de même pour le troisième livre qu¹il examine ensuite : Étude du mouvement du point de vue de l¹accroissement de la richesse nationale, 1915 (livre de Gilbreth, disciple américain de Taylor). Ici, le point de vue se renverse et la conclusion finale met en évidence le « progrès technique » apporté par les méthodes tayloriennes. Après avoir relevé dans le livre de Gilbreth les récentes découvertes faites aux États-Unis sur les « micro-mouvements » à l¹aide de photographies, Lénine reproduit le passage suivant : « Ces études intéressent toute la société [...]. Un résultat caractéristique est que l¹écart entre l¹école et l¹usine se trouve progressivement comblé. L¹étude intensive des mouvements démontre qu¹il y a beaucoup plus de ressemblance entre les métiers et LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 91 même les professions du point de vue mécanique que nous ne l¹aurions jamais cru [Lénine, en marge : « N.B. »]. Le monde industriel exigera toujours davantage de jeunes ouvriers formés à l¹agilité des doigts [...]. Il faut enseigner cela dans les écoles publiques [...]. Il y a actuellement un « gaspillage énorme » à cause des « recherches » dispersées, répétées, etc. C¹est l¹affaire du gouvernement des États-Unis d¹organiser un tel bureau de standardisation des métiers mécaniques. Les standards qui y seraient établis et rassemblés seraient propriété publique, et les chercheurs indépendants pourraient inventer de nouveaux standards à partir de ceux-ci. » Commentaire final de Lénine, encadré : excellent exemple de progrès technique sous le capitalisme menant au socialisme. Ibid., p. 159. On devine, à la lecture de ce texte et du commentaire enthousiaste, ce que Lénine attendait du taylorisme dès 1915-1916 (et même un peu avant à en juger par l¹article de la Pravda cité plus haut). Taylor entend « normaliser » le travail manuel pour le rendre mesurable, contrôlable par le capital. Mais, du coup, ne peut-on pas voir dans cette « normalisation » une étape vers une éventuelle généralisation du travail manuel à toute la société? C¹est ce que semble laisser entrevoir le texte de Gilbreth, et le rapprochement école-usine qu¹il préconise va dans le même sens. On verrait ainsi se dessiner une dialectique implicite des rapports travail intellectuel-travail manuel : le système Taylor accroît la séparation entre travail manuel et travail intellectuel mais, en simplifiant le travail manuel, il prépare le moment où tous en prendront leur part. L¹expérience ultérieure a montré qu¹un tel point de vue sous-estime l¹appauvrissement intellectuel du procès de travail et l¹alourdissement bureaucratique de ce procès qu¹entraîne l¹application du système Taylor. On y reviendra. Retenons que Lénine ne critique pas la conception de la technique que comporte le système Taylor : bien plus, il considère la « standardisation » du travail manuel comme un important progrès en direction du socialisme. LÉNINE ET TAYLOR 92 Une deuxième fonction positive du système Taylor aux yeux de Lénine se dessine dans la même période : l¹accroissement de la productivité du travail. Or cet accroissement de la productivité occupe, dans le dispositif théorico-politique de Lenine en 1917, une place centrale ‹ avant même que les circonstances en fassent à brève échéance une question de vie ou de mort. Dans l¹État et la Révolution, Lénine écrit : « Ce qui garantit la possibilité de cette destruction (de la vieille machine d¹État), c¹est que le socialisme réduira la journée de travail, élèvera les masses à une vie nouvelle, placera la majeure partie de la population dans des conditions permettant à tous, sans exception, de remplir les « fonctions publiques ». Et c¹est ce qui conduira à l¹extinction complète de tout État en général. » O.C., t. 25, p. 528. Et qu¹est-ce qui garantit la réduction de la journée de travail ? Justement la généralisation de l¹utilisation « rationnelle » des forces productives, et au premier chef de la force de travail humaine, que le capitalisme, pense Lénine, a préparée, mais freine. Le taylorisme lui paraît être une de ces méthodes. Un nouveau système politique naîtra sur cette base : la journée de travail réduite, rendue possible par la « rationalisation » que lègue le capitalisme, débarrassée du gaspillage dont il l¹a grevée. Libérer le temps des masses populaires pour la direction de l ŒÉtat, les tâches politiques et administratives : voilà pour Lénine, en 1917, la transformation principale du procès de travail à cette étape, celle qui rendra possible l¹exercice de la démocratie par les masses. Mais cette journée de travail, réduite du point de vue quantitatif, sera-t-elle qualitativement bouleversée? C¹est, pour Lénine, une autre question, qui renvoie à une autre étape : le changement dans la nature du travail et la suppression de la division du travail léguée par le capitalisme, voilà qui relève d¹un programme à beaucoup plus long terme, au-delà de la dictature du prolétariat (quand la société accédera à « la phase supérieure de la société communiste ») : LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 93 « La base économique de l¹extinction totale de l¹État, c¹est le communisme arrivé à un si haut degré de développement que toute opposition disparaît entre le travail manuel et le travail intellectuel et que, par conséquent, disparaît l¹une des principales sources de l¹inégalité sociale contemporaine [...]. L¹expropriation des capitalistes entraînera necessairement un développement prodigieux des forces productives de la société humaine. Mais quelle sera la rapidité de ce développement, quand aboutira-t-il à une rupture de la division du travail, à la suppression de l¹opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel, à la transformation du travail en « premier besoin vital », c¹est ce que nous ne savons ni ne pouvons savoir. » Ibid. On le voit, les étapes sont ici rigoureusement séparées. Lénine n¹envisage pas, dans l¹étape de la dictature du prolétariat, l¹apparition d¹embryons d¹une nouvelle division du travail qui prépareraient l¹étape suivante. Cette stricte séparation est une caractéristique de la dialectique léniniste, de la méthode spécifique par laquelle Lénine assume et entend résoudre un système de contradictions. A partir du moment où un objectif central est déterminé pour l¹étape en cours, tout lui est subordonné, au prix même de contradictions supplémentaires et d¹obstacles supplémentaires pour le développement ultérieur. Ainsi, on acceptera en fait d¹aggraver la division entre travail manuel et travail intellectuel et de renforcer la structure autoritaire du procès de travail si cela apparaît comme la condition d¹une efficience bien supérieure du travail productif, donc du raccourcissement du temps de travail, donc de la participation du prolétariat aux tâches politiques et aux affaires de l¹État, objectif pour le moment principal. Dès 1917, avant la révolution d¹Octobre, le système de pensée de Lénine est prêt à accueillir la taylorisation du travail industriel. Quelques mois plus tard, les circonstances ne lui laisseront pas le choix; en défendant, au printemps 1918, les mesures d¹urgence d¹établissement d¹une discipline de travail industriel contre les « communistes de gauche », Lénine ne rompra pas avec les principes de base avancés dans l¹État et la Révolution. LÉNINE ET TAYLOR 94 Ce point est essentiel : pour Lénine, la suppression de l¹opposition entre travail manuel et travail intellectuel est le produit ultime du développement des forces productives. Ce n¹est pas le résultat d¹une action délibérée du prolétariat. Dans l¹immédiat, la dictature du prolétariat aura pour fonction de libérer l¹essor des forces productives et de réduire le temps de travail des masses populaires pour leur permettre de gérer les affaires de l¹État. A cette étape, le centre de gravité de la prise du pouvoir par les masses, c¹est l¹État, non le processus de travail productif. Ce principe restera pour Lénine un fil directeur jusqu¹à sa mort. II. RACINES DANS LA RÉALITÉ SOCIALE On comprend, sur la base de cette conception d¹ensemble, que Lénine ait pu déceler des éléments positifs dans le système Taylor à la veille de la Révolution de 1917. Mais le caractère limité de la critique du taylorisme par Lénine a comporté, pour le cours ultérieur de la Révolution soviétique, des conséquences si profondes qu¹il importe d¹aller plus loin dans l¹analyse de sa position et de son contexte historique. Les indications des Cahiers de l¹impérialisme de Lénine montrent sur quels points se concentrait sa critique du taylorisme : surexploitation productiviste, chômage, renforcement de l¹aristocratie ouvrière par les augmentations de salaires et par le nombre et le rôle accrus des contremaîtres. A aucun moment, Lénine ne conteste l¹efficacité technique du système. Surtout, il ne critique pas la liquidation de toute initiative technique ouvrière. Il ne mentionne guère la suppression de toute activité intellectuelle de l¹ouvrier dans le cours de son travail. Il ne s¹attache pas à l¹objectif de déqualification du travail ouvrier que comporte le taylorisme. Pourquoi? Avancera-t-on que cet aspect du taylorisme n¹était pas encore évident à l¹époque? Deux réponses : LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 95 ‹ premièrement, les textes de Taylor lui-même, que Lénine a lus attentivement, sont parfaitement explicites sur la séparation radicale entre conception et exécution qu¹il entend introduire dans le procès de travail industriel; ‹ deuxièmement, la résistance ouvrière au taylorisme, qui se manifestait à ce moment aux États-Unis et en Europe, portait ouvertement sur cette déqualification, sur l¹« abrutissement » et la désintellectualisation du travail manuel. En février-mars 1913, plusieurs milliers d¹ouvriers des usines Renault, en France, se sont mis en grève contre l¹établissement du système Taylor et du chronométrage. Un article du journal la Bataille syndicaliste, paru le 13 février 1913, montre que le taylorisme, à peine introduit en France, se heurte à une critique radicale du mouvement ouvrier organisé : « Le chronométrage doit être extirpé, le prolétariat ne peut pas laisser acclimater l¹odieuse méthode de Taylor, telle est la volonté unanime des grévistes des établissements Renault... » Puis, sous le titre expressif « L¹atelier enlevé aux ouvriers », le journal poursuit : « Le patronat veut introduire le système du chronométrage pour augmenter la production dans des proportions insoupçonnées. Ce n¹est là que son but immédiat. La méthode Taylor lui permet de viser plus haut. Ce qu¹il veut, c¹est priver les ouvriers de toute initiative dans leur travail. Ce qu¹il veut, c¹est leur enlever toute ombre d¹influence directe sur la marche de la production. Comment il procède? C¹est bien simple ! Il ne permet plus à l¹ouvrier de penser; c¹est dans le bureau de chronométrage qu¹on fait pour lui l¹effort cérébral nécessaire. Quant à celui-ci, il n¹a qu¹à exécuter rapidement et interminablement un des nombreux mouvements élémentaires dans lesquels se décompose chaque opération. Voilà comment le patronat espère abaisser le niveau mental des travailleurs, les dégoûter du travail et du même coup les priver de tout idéal! » LÉNINE ET TAYLOR 96 Et l¹article condut : « Il est possible d¹appliquer ces principes à toutes les industries et Taylor dit que sa méthode est une véritable machine de guerre contre le syndicalisme ouvrier. Il a raison ! Ne la laissons donc pas implanter dans ce pays! » Le taylorisme en tant que stratégie à long terme du patronat dans la lutte des classes est ici défini avec exactitude. Les ouvriers qualifiés et organisés ont perçu le danger, et le syndicalisme se voit directement menacé. Le 28 février 1913, à un meeting des grévistes de Renault, Merrheim, secrétaire de la CGT, tente de répondre sur le terrain même du patronat et conteste la nécessité, l¹utilité économique du taylorisme pour le bon fonctionnement du capitalisme : « Si l¹industrie automobile américaine est inférieure, c¹est que, précisément, on applique aux États-Unis la méthode Taylor. Les ouvriers devenus automates perdent toute initiative et avec elle toute valeur technique. » Discours significatif : le dirigeant syndical proteste aussi au nom de la qualité de la production. Cette attitude n¹est pas sans rapport avec celle des syndicalistes américains de la même époque, qui utilisent le « label » syndical accordé aux produits industriels comme moyen de pression revendicatif. C¹est la fraction expérimentée de la classe ouvrière qui s¹exprime, consciente de sa compétence, décidée à conserver son rôle technique dans le procès de travail. Le patronat se rend compte que c¹est l¹élite professionnelle de la classe ouvrière qui s¹oppose le plus résolument à lui sur cette question, mais il passe outre, quitte à renouveler une partie de son personnel par du prolétariat « frais ». Ainsi, Louis Renault déclare le 11 mars 1913 aux délégués des grévistes : « Je n¹ai aucune concession à faire [...]. Je reconnais que les bons ouvriers sont dehors. Mais que voulez-vous! Ceux qui croient qu¹il faudrait une brouette pour les amener ici n¹ont qu¹à se chercher du travail ailleurs. » LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 97 De fait, à la fin de la grève, qui échoue, plusieurs centaines d¹ouvriers, dont un bon nombre sont parmi les plus expérimentés, abandonnent l¹usine et vont chercher du travail ailleurs 1. Aux États-Unis, la situation est encore plus tranchée. La résistance la plus déterminée à l¹implantation du taylorisme est le fait des syndicats de métier de l¹American Federation of Labor ‹ organisation corporatiste et égoïste d¹ouvriers qualifiés 2, qui exclut et écrase la masse des prolétaires sans qualification. Le taylorisme attaque doublement la puissance syndicale : en sapant la qualification ouvrière, que les syndicats négociaient chèrement avec les employeurs, et en détruisant, par la production de masse de biens de consommation courante, l¹efficacité du « label syndical » (« Union labelled goods »), important moyen de pression économique des syndicats sur les entreprises. Le développement du capitalisme américain au début du xxe siècle, la volonté de donner un nouvel essor à la production de masse, d¹intensifier la concentration, les transformations technologiques et la productivité du travail, incitent une partie du patronat, avec Taylor, à faire sauter les barrières corporatistes, à remettre en cause les formes périmées de l¹alliance avec l¹aristocratie ouvrière ‹ qui se reconstituera sur d¹autres bases. Le pouvoir syndical attaqué de front et une autre partie du patronat, moins bien placée dans la guerre économique qui se développe, s¹opposent au taylorisme et parviennent même à obtenir une interdiction partielle (et provisoire) à la suite de l¹enquête du Congrès en 1912. Cela n¹empêchera pas le système de se généraliser après la Première Guerre mondiale. 1. Sur l¹introduction du taylorisme, en particulier aux usines Renault, on pourra se reporter au dossier détaillé présenté par A. Héron dans Les Temps modernes, d¹août-septembre 1975 (p. 220 à 278 : ³ Le taylorisme, hier et demain ²). 2. « Prêts à tout pour acheter une sécurité limitée pour les travailleurs qualifiés aux dépens des travailleurs sans qualification et inorganisés, de nombreux syndicats de métier de la Fédération passèrent des accords avec leurs entreprises respectives, y incluant l¹engagement de s¹abstenir d¹organiser les travailleurs non qualifiés, dont ils sacrifiaient les intérêts en échange d¹un minimum de droits syndicaux pour eux-mêmes et de différences de salaires relativement importantes en faveur de la main-d euvre qualifiée. » (Philip S. Foner, History of the Labor Movement in the United States, New York, 1964, vol. 3, p. 176.) LÉNINE ET TAYLOR 98 Taylor explicite sans détour la fonction antisyndicale de son système : « En 1903, dans sa communication [intitulée « Shop Management » : « La gestion de l¹entreprise »] à une réunion de la Société américaine des ingénieurs en mécanique, Taylor expliqua comment il avait réussi, par son système, à éliminer les ouvriers qualifiés et à saper à la base leurs syndicats de métiers. Aussitôt, les patrons demandèrent à Taylor de les conseiller quant aux méthodes qu¹il conviendrait d¹utiliser dans leurs entreprise pour obtenir le même résultat. » Foner, op. cit., p. 180. Gompers, le dirigeant de l¹American Federation of Labor, resté célèbre comme incarnation typique de la bureaucratie syndicale et du corporatisme étroit de l¹aristocratie ouvrière, prend violemment position : « Tout le but du « Scientific Management », écrivait Gompers, est de réduire le nombre des ouvriers qualifiés à l¹extrême minimum et d¹imposer des bas salaires à ceux des ouvriers qualifiés qui seront rejetés dans l¹armée des non-qualifiés. » Ibid., p. 180-181. Ainsi, la résistance au taylorisme présente un double aspect. Mouvement de défense du savoir ouvrier et de l¹autonomie ouvrière. Mais aussi réflexe conservateur et élitiste des fractions les plus favorisées de la classe ouvrière occidentale et des syndicats : contre la production de masse et contre l¹émergence d¹un prolétariat sans qualification, sans « capital » de connaissances techniques. Le naufrage du mouvement ouvrier européen en 1914 emporte le tout... Ces mêmes dirigeants syndicalistes qui, peu avant la guerre de 1914, mobilisent la classe ouvrière contre le taylorisme, se rallieront à leurs bourgeoisies respectives dans la grande boucherie internationale. La crise mondiale met à nu les structures idéologiques dominantes dans les différentes classes ouvrières. A l¹Ouest, l¹acharnement à défendre le « métier » dévoilera comme son envers l¹attachement aux valeurs bourgeoises du « patriotisme ». Inversement, en Russie, les LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 99 caractéristiques spécifiques de l¹industrialisation, la faible qualification de la classe ouvrière, l¹extrême misère des masses prolétariennes, n¹offrent qu¹une base très limitée au « social-patriotisme », mais aussi au syndicalisme en tant qu¹idéologie corporatiste. Corrélativement ‹ et l¹on rend compte ici, par la racine, des limites de la critique du taylorisme par Lénine ‹ la résistance au taylorisme y a peu de bases : les ouvriers russes n¹ont, dans leur masse, même pas une qualification à défendre. Et quand, au printemps 1918, Lénine proposera l¹introduction systématique de mesures tayloriennes, c¹est de la petite minorité d¹ouvriers qualifiés influencés par les mencheviks ‹ essentiellement parmi les cheminots et les typographes ‹ que viendra l¹opposition la plus vive. La guerre de 14, la faillite des directions syndicales incapables de s¹opposer à la tuerie, ont mis en évidence les aspects réactionnaires de l¹idéologie syndicaliste dans le mouvement ouvrier occidental, et Lénine dénoncera cette idéologie avec une extrême violence à plusieurs reprises au cours de la guerre civile en Russie : « En Russie, les mencheviks avaient (et ont encore en partie dans un très petit nombre de syndicats) un appui dans les syndicats, précisément grâce à cette étroitesse corporative, à cet égoïsme professionnel et à l¹opportunisme. Les mencheviks d¹Occident se sont bien plus solidement « incrustés » dans les syndicats et une « aristocratie ouvrière » corporative, étroite, égoïste, sans entrailles, cupide, philistine, d¹esprit impérialiste, soudoyée et corrompue par l¹impérialisme [souligné par Lénine] y est apparue bien plus puissante que chez nous. Cela est indiscutable. La lutte contre les Gompers, contre M. Jouhaux, Henderson, Merrheim, Legien et Cie en Europe occidentale, est beaucoup plus difficile que la lutte contre nos mencheviks qui representent un type politique et social parfaitement analogue. » La Maladie infantile du communisme : le gauchisme, in O.C., t. 31, p. 46-47. Ce sont précisément les « mencheviks » d¹Occident, comme les appelle Lénine, qui ont été au premier rang de la lutte contre l¹introduction du taylorisme, au début du xxe siècle. Et les mêmes facteurs qui ont limité l¹influence du menchevisme en Russie expliquent la LÉNINE ET TAYLOR 100 faible résistance à la taylorisation en tant que telle, en tant qu¹expropriation du savoir ouvrier. Sur le taylorisme en Russie, un point de vue dialectique s¹impose. On a défini le taylorisme aux États-Unis et en Europe occidentale comme une gigantesque opération d¹expropriation du savoir ouvrier au profit du capital. Encore faut-il, pour qu¹il y ait expropriation, que ce savoir existe dans le prolétariat industriel. Et d¹où peut-il venir, ce savoir, sinon de l¹incorporation, par vagues successives, de la petite production artisanale à la manufacture puis à la grande industrie? Ainsi, le « compagnon » perpétue un certain temps au sein de la grande production capitaliste une partie du savoir-faire et de l¹idéologie de l¹artisan indépendant. Jusqu¹au taylorisme, le patron industriel « sous-traitait » en fait une fraction globale du travail à l¹atelier, qui restait organisé comme une petite entreprise autonome sous la direction du contremaître-maître d¹oeuvre. Le taylorisme comme expropriation prend toute sa dimension d¹offensive stratégique sur le plan social quand il s¹attaque à des classes ouvrières puissantes, expérimentées, qualifiées, héritières de siècles de métiers, de corporations, d¹artisanat. Rien de tel en Russie. Le prolétariat industriel russe naissant n¹a pas accumulé ce capital de connaissances et de pratique techniques. On trouve des indications précises sur la très faible qualification des ouvriers d¹industrie russes au moment de la Révolution dans le livre de Marcel Anstett, la Formation de la main-d¹oeuvre qualifiée en Union soviétique (Paris, 1958). Entre autres explications, Anstett attribue cette caractéristique à une particularité de la formation sociale russe : l¹arriération de l¹artisanat qui, dans les pays capitalistes, est l¹une des sources principales de la main-d¹oeuvre qualifiée. « Ce n¹est que dans de rares grandes villes comme Kiev ou Novgorod que l¹on trouve des artisans experts, formes par une solide tradition professionnelle... Par contre, dans les campagnes et la plupart des villes... les artisans russes typiques, les « koustari », semi-paysans, utilisent des outils et des techniques extrêmement primitifs. » Anstett, op. cit., p. 21. LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 101 La Russie, explique Anstett, n¹a connu que très tard l¹économie monétaire qui permet la spécialisation et l¹apparition du travail qualifié : « [...] L¹artisan russe du XIXe est au stade social et technique que l¹on ne trouve dans l¹histoire des pays occidentaux qu¹en remontant aux artisans-serfs des latifundia latines ou des fiefs du Moyen Age. » Autre facteur défavorable à la qualification de la classe ouvrière russe : l¹industrialisation impérialiste par les capitaux européens, qui tend à spécialiser la Russie dans la production de produits semi-finis exportables. Les industries mécaniques et chimiques sont très peu développées (alors que dans les autres pays capitalistes elles sont une pépinière d¹ouvriers qualifiés). L¹équipement industriel est en général fourni par l¹étranger : on attend de la classe ouvrière russe qu¹elle serve passivement une technologie importée, conçue à l¹étranger 1, on fait d¹ailleurs souvent appel à des étrangers pour les travaux qualifiés et l¹entretien de l¹outillage, laissant aux ouvriers russes des emplois de manoeuvres. Ce qui se développe surtout, ce sont les grandes entreprises où l¹on commence à appliquer le taylorisme et le fordisme, où les conditions sont rassemblées pour la parcellarisation des tâches. Il n¹y a pas en Russie cette floraison de petites et moyennes entreprises capitalistes industrielles, qui, dans d¹autres pays, forme sur le plan local une importante main-d¹oeuvre qualifiée 2. 1. En 1913, 37 % des équipements techniques et plus de 50 % des machines sont encore importés. (Yves Barel, Le Développement économique de la Russie tsariste, Paris, 1968.) 2. Dans son étude sur le développement économique russe avant 1917, Yves Barel contredit dans une certaine mesure le point de vue d¹Anstett en ce qui concerne la première vague d¹industrialisation, jusqu en 1890; il le rejoint pour l¹essentiel dans l¹analyse des caractéristiques de la seconde vague d¹industrialisation ‹ à partir de 1890 environ ‹ fondée sur la sidérurgie et l¹industrie lourde moderne. Barel souligne l¹importance de l¹industrie koustare entre 1861 et la fin du siècle et son apport à l¹industrie manufacturière; il rappelle qu¹à la fin du XIXe siècle, dans de nombreuses regions, les koustari sont plus nombreux que les ouvriers d¹usine, et conclut : « Nous sommes loin de ce passage direct à la grande industrie que beaucoup d¹historiens et d¹économistes ont cru déceler dans le developpement russe. Nous sommes en réalité dans une sorte de « phase inférieure » du capitalisme qui se traduit par une combinaison provisoire de l¹agriculture et d¹un type d¹industrie au niveau du village [...]. » (Op. cit., p. 189.) Mais Barel montre ensuite comment, au début du XXe siècle, la grande industrie mécanisée rompt avec le développement progressif de l¹industrie koustare et de LÉNINE ET TAYLOR 102 Ces caractéristiques de la classe ouvrière russe du début du XXe siècle resteront évidemment vraies au lendemain de la révolution d¹Octobre. Bien plus, même : après la guerre civile, l¹ancienne classe ouvrière russe ne sera plus qu¹une minorité dans la nouvelle force de travail qui, venue des campagnes, aura à remettre sur pied une grande production industrielle. Mais, dès 1918, la désorganisation économique et l¹amputation du territoire annexé par l¹Allemagne, aggravant l¹épuisement de la guerre de 14, rendront vitale l¹utilisation la plus efficiente possible de cette industrie moderne, en grande partie paralysée. Dès lors, ce qui en Occident apparaît comme une expropriation du savoir ouvrier (sa réduction à des tâches parcellaires aussi simples et normalisées que possible), ne peut-on espérer, en Russie, le retourner en une appropriation collective, la plus rapide et la plus économique que lŒon puisse concevoir pour une force ouvrière complètement neuve et inexpérimentée, dans une situation de pénurie de techniciens et d¹ingénieurs? Telle sera, très vite, dès 1918, l¹idée de Lénine, concrétisée par le fameux mot d¹ordre « apprendre à travailler », et la proposition d¹introduire systématiquement les méthodes tayloriennes dans l¹industrie. En vérité, à l¹aube de la révolution d¹Octobre, les conditions objectives et subjectives d¹une subversion profonde du procès de travail industriel sont loin d¹être réunies dans la société russe. La critique du taylorisme est limitée, on vient de le voir. Mais, au-delà même de cette critique, la réflexion des bolcheviks sur le procès de travail reste sommaire. Leur conception philosophique du travail productif ne dépasse guère les données de base de la philosophie marxiste ‹ et reste souvent même en retrait par rapport à la richesse de certains la manufacture. Différentes données attestent le poids de plus en plus important de l¹industrie lourde et l¹importance de la concentration industrielle. « Cette concentration a été particulièrement poussée en Russie. Dès 1897, les usines de plus de 500 ouvriers occupent 42 % de la main-d¹oeuvre contre 15,3 % en Allemagne par exemple. En 1910 ce pourcentage atteindra 54,3 %. » (Ibid., p. 202.) On assiste donc effectivement au surgissement brutal d¹une grande industrie, exceptionnellement concentrée pour l¹époque, où se trouvera rassemblé un vaste prolétariat à peine arraché des campagnes et dépourvu d¹expérience technique de la production mécanisée « moderne ». LIMITES DE LA CRITIQUE DE TAYLOR PAR LÉNINE 103 textes de Marx. Voyez les Cahiers philosophiques de Lénine. L¹édition française comporte un index des matières, dont la diversité montre l¹ampleur des lectures et de la réflexion de Lénine entre 1914 et 1916 : chose en soi, syllogisme, atome, éther, électrons, langage, etc. Au terme « travail », on trouve : « rude mais fortifiante école du ‹ », expression de Lénine commentant la Sainte Famille de Marx et Engels. C¹est tout. Plus généralement, les textes de Lénine, pourtant si concrets sur de multiples aspects de la vie politique, sociale, économique, se tiennent en quelque sorte sur le seuil chaque fois qu¹il pourrait s¹agir du contenu concret des opérations de travail. Le travail ouvrier est pris comme référence pour l¹analyse de quelque chose d¹autre (l¹organisation ou tel aspect de la vie sociale) et la connotation de l¹exemple est presque toujours l¹école ou la discipline. Apprentissage, référence, modèle, mais non objet d¹analyse et de critique en tant que tel. On pourra rapporter ce silence aux conditions concrètes dans lesquelles s¹est formé le mouvement révolutionnaire russe, le monde politique dont faisaient partie les bolcheviks : traqués par la police tsariste, ballottés entre l¹exil à l¹étranger, la déportation en Sibérie, la prison et l¹activité clandestine, les cadres bolcheviks ont rarement eu la possibilité de vivre de façon suivie la pratique productive des masses : les conditions de leur travail intellectuel sont de ce fait plus orientées vers les synthèses économiques que vers la réflexion sur les gestes quotidiens du producteur direct. Il en sera tout autrement pour les intellectuels révolutionnaires dans les bases rurales de la révolution chinoise. Plus profondément, les bolcheviks, dont le courant idéologique s¹était constitué en opposition à toute forme de « trade-unionisme », étaient portés à penser que pour la classe ouvrière l¹essentiel ne se jouait pas à l¹intérieur des usines mais sur le terrain politique. Il était en quelque sorte logique qu¹ils ne fussent pas porteurs d¹une nouvelle conception du procès de travail. Leur conjonction avec le mouvement de masse des ouvriers en 1917 ne transforma guère cet état de choses. La classe ouvrière russe, surexploitée et soumise au terrorisme tsariste, luttait pour sa survie et, quand ses revendications pouvaient LÉNINE ET TAYLOR s¹exprimer, elles portaient sur des problèmes bien plus élémentaires ‹ et vitaux pour elle à ce moment‹ que le système d¹organisation du travail. Avant février 1917, les syndicats, persécutés, ne comptaient que quelques milliers de membres. Lorsque la chute du tsar libéra le mouvement revendicatif et que les exigences ouvrières purent s¹exprimer ouvertement, la journée de huit heures vint de loin en tête 1. 1. Une pétition des ouvriers de Moscou en mars 1917 déclare : « Huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de temps libre garantit aux travailleurs la possibilité de participer à la vie publique; et le moment exige d¹eux une étroite participation. » (Cité dans Ferro, La Révolution de 1917, Paris, 1967, t. 1, p. 173.) 105 CHAPITRE 3 Complexité de la position « taylorienne » de Lénine en 1918 Quand on lit les textes de Lénine des premiers mois du pouvoir soviétique et qu¹on les compare aux textes de Taylor, on ne peut manquer d¹être sensible à une résonance commune. Il y a une certaine homologie entre le principe taylorien de recensement et classification des mouvements de travail par les dirigeants du procès de travail et le mot d¹ordre de « recensement et contrôle » martelé pendant toute cette période par Lénine. Avec, toutefois, une différence de taille : le contrôle et le recensement de la production sous l¹angle économique (gestion, comptabilité, enregistrement des stocks et des produits) reposent pour Lénine sur un prodigieux élan démocratique, une participation des larges masses aux tâches d¹administration et de comptabilité économique (les masses s¹initiant à une nouvelle pratique sociale de direction étatique et économique) alors que l¹organisation technique du procès de travail est très vite (avril 1918) présentée comme nécessairement basée sur une concentration extrême de l¹autorité et une soumission des masses à une direction du procès de travail qui lui est extérieure (ce qui rejoint sur un point essentiel l¹esprit du système Taylor). Il y a donc une certaine homologie entre l¹économique et le technique (classification, recensement, contrôle, calcul, rationalisation sont également requis sur l¹un et l¹autre plan), mais aussi une rupture nette dans les méthodes : dans le premier cas, démocratie de masse et contrôle par en bas, dans le deuxième, stricte concentration de l¹autorité et contrôle par en haut. LÉNINE ET TAYLOR 106 Le problème d¹une démocratie « technique » dispatait. La rupture d¹un plan à l¹autre devient très nette dans les Tâches immédiates du pouvoir des soviets, texte publié le 28 avril 1918 1. Toute une partie de la brochure est consacrée à démontrer qu¹il faut extirper des masses l¹attitude de passivité vis-à-vis de l¹État et des dirigeants de l¹économie. Toute une autre à démontrer qu¹il faut leur inculquer une attitude de soumission vis-à-vis des techniciens et des dirigeants du procès de travail. Voyez les deux discours : 1. Démoctatie économique : « [...] c¹est justement l¹organisation soviétique qui, passant de la démocratie toute formelle de la république bourgeoise à la participation effective des masses laborieuses aux tâches de gestion, donne pour la première fois à l¹émulation toute son ampleur. Il est beaucoup plus facile de le faire dans le domaine politique que dans le domaine économique. Pour le succès du socialisme, c¹est le second qui importe. [...] Le pouvoir soviétique a aboli le secret commercial et s¹est engagé dans une voie nouvelle, mais nous n¹avons presque rien fait pour mettre la publicité au service de l¹émulation économique. Nous devons fournir un effort méthodique pour qu¹ [...] on s¹attache à créer une presse qui [...] soumettrait [au jugement des masses] les questions économiques quotidiennes et les aiderait à étudier sérieusement ces questions. [...] Nous, nous devons porter [la statistique] dans les masses, la populariser, pour que les travailleurs apprennent peu à peu à voir et à comprendre eux-mêmes comment et combien il faut travailler, comment et combien l¹on peut se reposer, afin que la comparaison des résultats pratiques de la gestion économique des différentes communes devienne l¹objet de l¹intérêt général et soit étudiée par tous [...] » Les Tâches immédiates..., in O.C., t. 27, p. 269-270. 1. Les textes précénts conservent une certaine tonalité démocratique dans la description des procès techniques; on y reviendra à propos de la première version des Tâches immédiates... COMPLEXITÉ DE LA POSITION « TAYLORIENNE » DE LÉNINE 107 2. Dictature technique : « [...] toute la grande industrie mécanique, qui constitue justement la source et la base matérielle de production du socialisme, exige une unité de volonté rigoureuse, absolue, réglant le travail commun de centaines, de milliers et de dizaines de milliers d¹hommes. Sur le plan technique, économique et historique, cette nécessité est évidente, et tous ceux qui ont médité sur le socialisme l¹ont toujours reconnue comme une de ses conditions. Mais comment une rigoureuse unité de volonté peut-elle être assurée? Par la soumission de la volonté de milliers de gens à celle d¹une seule personne. [...] la soumission sans réserve à une volonté unique est absolument indispensable pour le succès d¹un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanique. Elle est deux fois et même trois fois plus indispensable dans les chemins de fer. Et c¹est ce passage d¹une tâche politique à une autre en apparence totalement différente de la première, qui constitue toute l¹originalité du moment actuel. La révolution vient de briser les plus anciennes, les plus solides et les plus lourdes chaînes imposées aux masses par le régime de la trique. C¹était hier. Mais aujourd¹hui la même révolution exige [...] justement dans l¹intérêt du socialisme, que les masses obéissent sans réserve à la volonté unique des dirigeants du travail. Il est clair qu¹une pareille transition ne se fait pas d¹emblée. » Ibid., p. 278-279. La différence de ton des deux passages de ce même texte est frappante. Juxtaposés, ils indiquent un seuil, une barrière que ne franchit pas le mouvement de masse. Et ce seuil est désigné comme une caractéristique immanente de la production moderne, une irréductible nécessité technique. Gouvernants de l¹État, comptables improvisés, citoyens libres appelés à participer de multiples façons à l¹organisation de la vie sociale, les travailleurs de l¹industrie soviétique sont, pendant la durée du travail, voués à jouer le rôle de rouages entièrement subordonnés à un procès d¹ensemble censé leur être imposé par des exigences techniques ‹ par l¹intermédiaire des « spécialistes » et cadres, « dirieants du travail ». LÉNINE ET TAYLOR 108 Chaque prolétaire subit ainsi une sorte de dédoublement, une division, matérialisée dans le temps ; Lénine l¹indique d¹une manière frappante en appelant à : « [...] concilier les tâches des meetings sur les conditions de travail avec celles de la soumission sans réserve à la volonté du dirigeant soviétique, du dictateur, pendant le travail. » Ibid., p. 280. C¹est précisément parce que la lame de fond démocratique reçoit là sa limite, au seuil du « temps de travail », que le taylorisme a sa place dans le système, en tant que mode d¹organisation centralisé de ce temps de travail. Et c¹est effectivement au système Taylor que se réfère Lénine pour donner un contenu concret à cette « dictature » dont il réclame l¹application dans le procès de travail : « [...] Le système Taylor allie [...] la cruauté raffinée de l¹exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l¹analyse des mouvements dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l¹élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l¹introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc. La République des soviets doit faire sienne, coûte que coûte, les conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine. Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme. » Ibid., p. 268. Ce texte, comme ceux que je cite plus haut, sont tirés de la version définitive des Tâches immédiates..., parue le 28 avril 1918. Or on a publié par la suite une première variante des Tâches immédiates... restée inédite à l¹époque ‹ Lénine ayant préféré reprendre l¹ensemble pour en livrer au public une version assez différente 1. 1. Les chapitres X à XIII de cette première version ont été publiés pour la première fois en avril 1929. On les trouvera dans le tome 27 des O.C., p. 209-225. Les chapitres IV à X, beaucoup plus riches et prolixes sur les questions de l¹organisation du travail et du système Taylor, n¹ont été publiés que bien plus tard, en 1962. On les trouve dans le tome 42, p. 52-69. COMPLEXITÉ DE LA POSITION « TAYLORIENNE » DE LÉNINE 109 La première version présente un grand intérêt : elle développe d¹une façon à la fois plus détaillée et plus générale que la version définitive la conception du taylorisme soviétique qu¹envisageait à ce moment Lénine; elle permet de saisir la continuité de la pensée de Lénine sur cette question, dans les années qui précèdent la révolution, en 1917 (voir l¹État et la Révolution) et jusqu¹en mars 1918, avant le tournant déterminé par la détérioration rapide de la situation économique (chaos et famine). Cette première version des Tâches immédiates... envisage encore à brève échéance une réduction radicale de la durée du travail grâce au système Taylor ‹ libérant ainsi en partie les producteurs directs pour une participation systématique à la vie publique. Elle insiste dans la description du taylorisme sur l¹aspect « analyse des mouvements » et évoque l¹idée d¹une appropriation collective du système par la masse des producteurs. Lénine prend beaucoup plus soin qu¹il ne le fera dans la deuxième rédaction de différencier le taylorisme soviétique de son modèle américain. Ces différents points apparaissent particulièrement dans le passage suivant de la première version : « Ce qu¹il y a de négatif dans le système Taylor, c¹est qu¹il était appliqué dans le cadre de l¹esclavage capitaliste et qu¹il servait à tirer des ouvriers une quantité de travail double ou triple pour le même salaire, sans se préoccuper le moins du monde de savoir si les ouvriers étaient capables de donner sans dommage cette quantité de travail double ou triple durant un nombre inchangé d¹heures de travail. » Le trait essentiel du système aux États-Unis est donc, pour Lénine, l¹intensification du travail alors que sa durée globale reste la même; la réduction de la journée de travail constitue déjà un changement dans la nature du système Taylor : « La tâche qui incombe à la République socialiste soviétique peut être brièvement formulée ainsi : nous devons introduire dans toute la Russie le système Taylor et l¹élévation scientifique, à l¹américaine, de la productivité du travail, en l¹accompagnant de la réduction de la journée de travail, de l¹utilisation de nouveaux procédés de production et d¹organisation du travail sans causer, LÉNINE ET TAYLOR 110 le moindre dommage à la force de travail de la population laborieuse. » Il n¹y a encore là qu¹une correction des excès par des dispositions de protection du travail. Mais Lénine va plus loin. Poursuivant, dans le même texte, son effort de spécification du taylorisme soviétique, il met en avant la fonction libératrice du système, qu¹il espère voir les travailleurs s¹approprier : « Au contraire, l¹introduction du système Taylor, orientée correctement par les travailleurs eux-mêmes, s¹ils sont suffisament conscients, sera le moyen le plus sûr d¹assurer à l¹avenir une réduction considérable de la journée de travail obligatoire pour l¹ensemble de la population laborieuse, ce sera le moyen le plus sûr pour nous de réaliser en un laps de temps relativement bref une tâche que l¹on peut formuler à peu près ainsi : six heures de travail physique par jour pour chaque citoyen adulte et quatre heures de travail d¹administration de l¹État. » O.C., t. 42, p. 64-65. « S¹ils sont suffisamment conscients » : réserve significative. Très vite, les tendances autarciques et égoïstes (transports fluviaux, chemins de fer), la démoralisation de certaines couches ouvrières conduiront Lénine à abandonner ce rêve d¹auto-organisation taylorienne. Et, dans la réalité, l¹introduction du taylorisme coïncidera avec la mise à l¹ordre du jour de la direction individuelle et de mesures autoritaires en matière de discipline du travail, éclipsant les caractéristiques spécifiquement « soviétiques » du taylorisme préconisé par Lénine. Mais arrêtons-nous un instant à la philosophie de cette première version : très vite refoulée par la détérioration de la situation, elle conservera néanmoins une forme de présence implicite dans la définition soviétique du procès de travail idéal. Pour Lénine, on l¹a vu, le taylorisme se ramène à une intensification de la productivité du travail par des économies de mouvements et l¹utilisation de procédés nouveaux de production et d¹organisation du travail. Il se heurte à une violente résistance ouvrière dans les pays COMPLEXITÉ DE LA POSITION « TAYLORIENNE » DE LÉNINE 111 capitalistes parce qu¹il permet au capital d¹extorquer deux ou trois fois plus de travail ouvrier pour le même salaire. Lénine ne parle pas de la séparation pensée-action, de la déqualification, du renforcement de la fonction de direction, du rôle du bureau des méthodes, etc. Du coup, deux conditions lui paraissent suffisantes pour « retourner » le système Taylor et le débarrasser de ses caractéristiques capitalistes : ‹ PREMIÈRE CONDITION : il sera orienté par les travailleurs euxmêmes. Idée très importante, rapidement éclipsée, mais qui réapparaîtra à plusieurs reprises. Pour Lénine, la collectivité ouvrière peut et doit s¹approprier le savoir taylorien pour réorganiser son mode de travail : le système Taylor ne lui semble donc pas, à ce moment, impliquer nécessairement une direction autoritaire du procès de travail. Pourquoi les ouvriers ne s¹empareraient-ils pas de cette « science » pour mettre en oeuvre eux-mêmes, de la façon la plus économique et « rationnelle » possible, leur force de travail? Une telle inversion transformerait évidemment le système Taylor dans son essence même : il ne serait plus expropriation de savoir, mais appropriation collective de savoir. La direction unique, le renforcement autoritaire de la discipline du travail, le rôle des spécialistes bloquent en fait cette ouverture dès avril 1918, comme on le verra. Mais l¹idée d¹une diffusion massive de la « science du travail » parmi les masses afin qu¹elles se l¹assimilent et conquièrent un rôle actif dans la maîtrise de la technique, ne disparaît pas. En témoigne le texte (inachevé) que Lénine écrit fin août-début septembre 1922 pour faire l¹éloge d¹un livre soviétique récemment paru sur le système Taylor 1. Lénine lui reproche seulement de n¹être pas suffisamment populaire, parce que trop volumineux et répétitif. Il préconise quand même de l¹introduire comme manuel dans les écoles, et son appel à une collectivisation du savoir « taylorien » n¹est pas sans rappeler les formulations de la première version des Tâches immédiates... : 1. Une goutte de fiel dans un tonneau de miel, in O.C., t. 33, p. 375-376. Ce texte a été publié pour la prernière fois en 1928. LÉNINE ET TAYLOR 112 « Ce livre nous donne un exposé très détaillé du système Taylor avec, chose particulièrement importante, à la fois ses aspects positif et négatif [souligné par Lénine], ainsi que les principales données scientifiques sur les recettes et les dépenses physiologiques de la machine humaine. Dans l¹ensemble, il convient parfaitement, à mon avis, comme manuel obligatoire pour toutes les écoles professionnelles et pour toutes les écoles du second degré en général. Apprendre à travailler, c¹est à présent la tâche principale de la république des soviets, une tâche qui concerne le peuple entier. » O.C., t. 33, p. 375. Même état d¹esprit dans un autre texte de 1922 ‹ publié à l¹époque ‹, préface à un livre sur l¹électrification, dont Lénine préconise avec enthousiasme la diffusion massive : « [...] Il faut faire en sorte (et nous y arriverons !) que chaque bibliothèque de district [...] possède plusieurs exemplaires de ce « manuel »; qu¹auprès de chaque centrale électrique en Russie (et il y en a plus de 800) non seulement il y ait ce livre, mais encore qu¹on organise obligatoirement des causeries populaires, accessibles à tous sur l¹électricité, l¹électrification de la RSFSR et la technique en général ; que chaque maître d¹école dans chaque école, lise et assimile ce « manuel » [... et] sache i¹exposer sous une forme simple et compréhensible aux élèves et à la jeunesse paysanne en général. » O.C., t. 33, p. 248. Ainsi, peu avant sa mort, Lénine insiste à nouveau sur cette idée : il faut briser le monopole du savoir technique, les masses doivent y avoir accès. L¹électricité ne doit pas devenir un mystère de plus dans le répertoire magique des superstitions... L¹idéal d¹un « taylorisme prolétarien » reposant sur le rôle actif des masses dans les transformations techniques survit à Lénine, et le « stakhanovisme » se donne comme une concrétisation de cet idéal ‹ au moins dans la présentation idéologique qui en sera donnée 1. 1. « Le 1er septembre 1935, Alexei Stakhanov devint célèbre. Ce jeune abatteur des mines du Donbass avait décidé d¹établir un record en l¹honneur de la Journée internationale des jeunes. Dans la nuit du 31 août, il livra en un poste 102 tonnes de charbon, réalisant ainsi quatorze fois la norme établie. La puissance de travail COMPLEXITÉ DE LA POSITION « TAYLORIENNE » DE LÉNINE 113 ‹ DEUXIÈME CONDITION pour retourner le système Taylor : l¹accroissement de la productivité permettra de réduire considérablement la journée de travail, et donc de développer les activités proprement politiques des ouvriers. Lénine, on l¹a vu, avance même des chiffres : « six heures de travail physique par jour pour chaque citoyen adulte et quatre heures de travail d¹administration de l¹État ». Ce passage (de la version non publiée des Tâches immédiates...) est un des rares endroits où (après la prise du pouvoir) Lénine envisage avec cette précision la répartition des tâches « physiques » et politiques. On du mineur ne venait pas de sa force musculaire. Depuis longtemps les mineurs d¹avant-garde s¹étaient proposé de perfectionner l¹organisation du travail dans la mine. Auparavant, le même ouvrier abattait la houille, puis consolidait les boisages, puis reprenait le marteau-piqueur. On eut l¹idée de diviser le travail. Alexei Stakhanov, qui connaissait parfaitement son métier, eut des aides qui procédaient au boisage, et la productivité du travail s¹en ressentit considérablement. » (Histoire de la société soviétique, Moscou, 1972, p. 236.) Ces résultats spectaculaires revendiqués par la nouvelle organisation du travail font penser aux chiffres victorieusement avancés par Taylor quand il décrit son expérience de pelletage « scientifique » et les résultats du « scientific management » à la Bethleem Steel. Le « proletarian management » d¹Alexei Stakhanov est-il d¹une nature radicalement différente? En tout cas, la phrase du livre soviétique, « on eut l¹idée de diviser le travail », laisse rêveur... Et il reste à se demander si, dans les incarnations successives du « taylorisme soviétique » (dont le stakhanovisme fut sans doute la plus marquante) le côté taylorien ne l¹emporte pas irréductiblement sur le côté soviétique; et si les fonctions de direction et de conception définies par Taylor ne sont pas simplement accaparées par une nouvelle aristocratie (soviétique) du travail, alliée à l¹intelligentsia technique au détriment de la masse prolétarienne. Ou bien au contraire le stakhanovisme a-t-il représenté, comme l¹affirment les textes de l¹époque, un mouvement révolutionnaire d¹une partie des masses ouvrières contre le conservatisme des ingénieurs et cadres techniques ? Staline, à la première conférence stakhanoviste (novembre 1935) : « [...] ce mouvement a commencé [...] presque spontanément, par en bas, sans qu¹aucune pression ait été exercée par l¹administration de nos entreprises. Bien plus. Ce mouvement est né et s¹est développé, dans une certaine mesure, contre la volonté de l¹administration de nos entreprises, voire dans une lutte contre elle. » (Les Questions du léninisme, Éditions sociales, Paris, 1947, t. 2, p. 202.) Staline presente le mouvement stakhanoviste comme une espèce de revolution culturelle, un bond en avant vers la suppression de la différence travail manuel-travail intellectuel : « Il est hors de doute que seul cet essor culturel et technique de la classe ouvrière peut saper les bases de l¹opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel [...]. Le mouvement stakhanoviste [...] contient les premiers germes [...] de cet essor culturel et technique de la classe ouvrière de notre pays. » (Ibid., p. 200-201.) L¹analyse de classe du mouvement Stakhanov reste à faire... LÉNINE ET TAYLOR 114 entrevoit ici à nouveau l¹audacieuse dialectique que construit Lénine à propos du taylorisme : l¹intensification du travail ‹ même appauvri : le terme « physique » n¹est-il pas significatif? ‹ permettra de réinvestir les forces prolétariennes dans d¹autres sphères de la vie sociale. L¹obsession de Lénine reste la même : permettre aux ouvriers de participer concrètement à la direction des affaires de l¹État. Cela restera, jusqu¹au bout, le principe de sa lutte contre le bureaucratisme, dont il verra grandir la menace 1. Mais, dans son essence, le taylorisme c¹est la bureaucratisation du procès de travail, la multiplication des fonctions de contrôle et d¹enregistrement du moindre geste, la naissance de tâches multiformes pour des comptables, des employés, des chronométreurs, etc. Lutter contre le bureaucratisme en s¹appuyant sur le taylorisme, comme l¹espère Lénine, n¹est-ce pas jeter par la fenêtre ce qu¹on réintroduit par la grande porte? A long terme ‹ et pour un regard de maintenant ‹ c¹est peut-être l¹une des questions centrales de la Révolution soviétique. Lénine s¹est battu contre la bureaucratisation des « superstructures » tout en étant conduit ‹ par la logique même de ce combat ‹ à installer le germe du bureaucratisme au coeur même des rapports de production ‹ dans le procès de travail. Toujours est-il que, dans l¹immédiat, le rêve des « six heuresquatre heures » ne survit pas à l¹urgence de la situation. Le texte final des Tâches immédiates... est très en retrait. Plus question de la journée de six heures. On en revient à une formulation de principe beaucoup plus prudente : « Notre but est de faire remplir gratuitement les fonctions d¹État par tous les travailleurs, une fois qu¹ils ont terminé leurs huit heures de « tâches » dans la production : il est particulièrement 1. Voir Comment réorganiser l¹inspection ouvrière et paysanne?, proposition faite au XIIe Congrès du Parti, 23 janvier 1923. Un des tout derniers textes de Lénine (O.C., t. 33, p. 495-500). COMPLEXITÉ DE LA POSITION « TAYLORIENNE » DE LÉNINE 115 difficile d¹y arriver, mais là seulement est la garantie de la consolidation définitive du socialisme. » O.C., t. 27, p. 283. Ce n¹est pas le seul changement du premier projet à la version publiée. La deuxième variante insiste beaucoup plus sur la structure autoritaire du procès de travail. Certes, la thèse d¹une discipline vis-à-vis des « dirigeants du travail » était déjà présente dans le premier texte, mais la connotation résolument autoritaire n¹apparaît que dans le second. Voyez ces deux passages : ‹ Extrait de la première ébauche : « Les masses peuvent maintenant, les soviets leur en donnent la garantie, prendre en main tout le pouvoir et le consolider. Mais, pour pallier la multiplication des pouvoirs et l¹irresponsabilité dont nous souffrons incroyablement à l¹heure actuelle, il faut que nous sachions avec précision à propos de chaque fonction d¹exécution, quelles personnes ont été élues à des postes dirigeants et répondent du fonctionnement de l¹organisme économique dans son ensemble [...] Il faut que les ordres de ce dirigeant individuel soient executés de plein gré [...]. » O.C., t. 27, p. 220. ‹ Extrait du texte publié : « Plus nous devons nous affirmer résolument aujourd¹hui pour un pouvoir fort et sans merci, pour la dictature personnelle dans telles branches du travail [souligné par Lénine], dans tel exercice de fonctions de pure exécution [souligné par Lénine] 1, et plus doivent être variés les formes et les moyens de contrôle par en bas, afin de paralyser la moindre déformation possible du pouvoir des soviets, afin d¹extirper encore et toujours l¹ivraie du bureaucratisme. » O.C., t. 27, p. 285. Pourquoi ce durcissement de ton? Pendant que Lénine rédige les Tâches immédiates..., les événements se précipitent. Les conséquences de l¹amputation de territoire (dont les riches terres à blé d¹Ukraine et d¹importantes sources de matières premières) imposée par les 1. Qu¹est-ce au juste qu-une « pure exécution »? Lénine accepte ici l¹idée d¹une separation radicale de la pensée et de l¹action dans une partie de la pratique productive. LÉNINE ET TAYLOR Allemands à Brest-Litovsk, et des dévastations léguées par quatre années de guerre se font rapidement sentir. La famine, l¹aggravation du chaos économique, l¹épreuve de force dans les chemins de fer, déterminent une conception plus rigoureuse de la discipline du travail, le recours à la pratique de directions individuelles imposées, les mesures coercitives. Du coup, le taylorisme libérateur entrevu (économie de mouvements et « rationalisation » permettant à la masse d¹économiser sa propre force de travail et de se libérer pour des tâches d¹administration) est éclipsé par un taylorisme plus classique (centralisation autoritaire du procès de travail). Ce sont les conditions concrètes de ce tournant que l¹on se propose maintenant d¹analyser. 117 CHAPITRE 4 Chemins de fer : émergence de l¹idéologie soviétique du procès du travail Avez-vous vu Courir dans la steppe... Sur ses pattes de fonte, le train ? Et à sa suite Dans l¹herbe haute... Galoper le poulain à la rouge crinière ? Cher insensé, cher ridicule Mais où donc, où donc court-il ? Ne sait-il pas que les chevaux vivants Ont été vaincus par la cavalerie de fer ? [...] Le destin aux enchères a repeint Nos eaux profondes que le grincement a réveillées, Et aujourd¹hui on achète une locomotive Pour des tonnes de viande chevaline. Serge Essénine, 19201. Exactement comme elle précipite le nouveau pouvoir soviétique dans un affrontement prématuré à la campagne, la famine détermine dès le printemps 1918 un tournant autoritaire sur la question de l¹organisation du travail. Lutter contre la famine ? Voilà qui met immédiatement à l¹ordre du jour la question de l¹acheminement ‹ corollaire de celle de la collecte, dont il a été traité par ailleurs. Dans une situation d¹extrême pénurie, sur un vaste territoire où les productions agricoles et les concentrations de population sont diversement réparties et loin de 1. Traduction Nikita Struve, Paris, 1970. LÉNINE ET TAYLOR 118 coïncider, le ravitaillement n¹est possible qu¹au moyen d¹une structure globale comportant des instruments de production et des services : collecte, stockage, transports. Autrement dit une armature étatique ou toute autre forme de centralisation de ses activités. De fait, avant même que la guerre civile, éclatant en juin 1918, et tout de suite élargie à l¹intervention des armées impérialistes, ne concentre toutes les forces du prolétariat dans l¹appareil d¹État au sens strict (armées et appareils de la lutte armée), la dévastation et la famine léguées par la guerre de 14-18 ont mis à l¹ordre du jour, d¹une façon urgente, le fonctionnement des appareils de l¹État qui constituent le tissu des liaisons économiques. A peine signée la paix de Brest-Litovsk (3 mars 1918), cela apparaît comme la question centrale. L¹offensive « taylorienne » est liée à ce tournant concret. Son premier ‹ et pendant longtemps principal ‹ point d¹application en porte témoignage. C¹est précisément là où se mêlent étroitement activités productives et appareil d¹État que Lénine lance l¹offensive « taylorienne ». Ce point d¹impact, ce sont les chemins de fer. A la périphérie de l¹appareil d¹État, à la soudure de la production, des services, de l¹administration, un certain nombre de secteurs sont désorganisés ou constamment menacés : ‹ les chemins de fer, ‹ les transports maritimes et fiuviaux, ‹ les postes, ‹ la presse. En tant que techniciens de l¹insurrection (« un art », dit Lénine), les bolcheviks ont l¹expérience concrète de cette interpénétration étroite, délicate, vulnérable, de l¹État et de ses instruments matériels. Ils sont presque instinctivement attentifs à tout ce qui est communication, flux, circuit. Or c¹est précisément dans ces secteurs d¹activité, combinant des caractéristiques de la grande production industrielle moderne, des services et de l¹administration, et où les ouvriers et techniciens étaient déjà du temps du tsarisme des fonctionnaires, ou du moins des travailleurs employés par l¹État, que les courants syndicalistes corporatistes, mencheviques ou plus rarement anarchistes, sont les plus puissants. Ces travailleurs sont relativement CHEMINS DE FER 119 plus favorisés que le prolétariat de la grande industrie capitaliste, et leurs moyens de pression sont plus importants. Il s¹opère par la une tension contradictoire entre la poussée la plus déterminée et la plus organisée de secteurs d¹ « autonomie ouvrière » et les exigences des points névralgiques du nouvel État en formation. La question des chemins de fer est posée de façon aiguë depuis la révolution d¹Octobre. Dès le premier jour, le Vikjel (« Comité exécutif panrusse des cheminots ») a entrepris d¹exercer délibérément une pression politique, en même temps que syndicale, sur le gouvernement soviétique ‹ lui imposant au lendemain de l¹insurrection la participation de ministres non bolcheviks. Cette organisation regroupait les ouvriers, employés et techniciens, ce qui était exceptionnel en Russie à cette époque. Les mencheviks étaient majoritaires à la direction. Au début de 1918, la désorganisation des chemins de fer est extrême. Chaque gare fonctionne comme une petite république indépendante, décidant du passage ou de l¹arrêt de tel ou tel convoi. Un rapport de l¹époque dit : « Les règlements actuels garantissent les salaires des ouvriers. Un ouvrier se présente à son travail, fait son travail ou ne le fait pas à sa guise : personne ne peut le contrôler, car les Comités des ateliers de réparation sont impuissants. Si le Comité d¹atelier tente d¹exercer un contrôle, il est immédiatement dissous et on élit un autre comité. » Cité par Schapiro, Les Bolcheviks et l¹Opposition, Paris, 1957, p. 126. C¹est cette situation concrète qui déterminera Lénine à préconiser, en mars-avril 1918, le paiement aux pièces (ou proportionnel aux résultats du travail), une stricte discipline et la responsabilité personnelle de dirigeants nommés par l¹État, représentant l¹intérêt de la collectivité entière dans ce secteur déterminé. L¹autonomisation des chemins de fer ‹ et secondairement d¹autres secteurs de transports ou de transmissions ‹ pousse à son point de rupture l¹émiettement de l¹activité économique. Il n¹y a pas là à LÉNINE ET TAYLOR 120 proprement parler de production spécifique (sinon les réparations de locomotives, de wagons, ou l¹entretien du matériel et des voies, que l¹on peut assimiler à une production). Les cheminots ne peuvent, comme d¹autres ouvriers, négocier un ensemble limité de produits ‹ textile, chaussures, acier... ‹ mais le quasi-monopole d¹acheminement dont ils disposent leur permet de poser leurs conditions à la fabrication de ces produits, à leur écoulement. Ce « contrôle » s¹étend aux produits agricoles mis en circulation. De sorte que toute tentative autogestionnaire dans ce secteur prend directement et spectaculairement l¹aspect absurde d¹un chantage économique d¹une petite minorité sur la grande masse. C¹est également vrai, quoique d¹une façon moins cruciale, pour toutes les autres composantes du système de flux et de communications : c¹est l¹excès même de sa puissance qui condamne ici le repliement autogestionnaire. Les cheminots peuvent effectivement prendre Petrograd à la gorge en n¹acheminant plus les convois de grains, et il arrive qu¹ils le fassent. En période de famine, comme c¹est le cas au printemps 1918, la situation ainsi créée n¹est pas tolérable. En fait, dès le moment où il a entrepris de poser ses ultimatums et de fonctionner comme le propriétaire collectif des chemins de fer russes, le Vikjel a confisqué à son profit une fonction étatique. C¹est au nom et dans l¹intérêt urgent des autres composantes du prolétariat et des masses populaires que le pouvoir des soviets s¹attaque à ce monopole. Les bolcheviks, s¹appuyant sur les cheminots de base parmi lesquels ils comptent plus de partisans, créent d¹abord une organisation rivale du Vikjel, le Vikjedor. Mais cela ne suffit pas. L¹anarchie continue. Le répit apporté par la paix de Brest-Litovsk permet de se concentrer sur les tâches internes les plus urgentes : lutte contre la famine et relèvement des productions et activités économiques vitales. Les transports sont une clef pour ces objectifs. Lénine mesure l¹enjeu et prend la tête d¹une offensive de la dictature prolétarienne contre les résistances de cette fraction d¹ouvriers et de techniciens qui, à ses yeux, mènent pratiquement une politique d¹aristocratie ou de bourgeoisie ouvrière. Il est résolu à briser le « freinage » dans les chemins de fer. Comment y parvenir? En sou CHEMINS DE FER 121 mettant l¹ensemble du procès de travail à une direction unificatrice. Et pour que cette direction soit réelle et non formelle, il faudra qu¹elle établisse une analyse et un contrôle rigoureux des tâches. Elle devra fixer des normes et comptabiliser strictement les travaux effectués et les rémunérations. On retrouve, assumées par un pouvoir prolétarien, les fonctions que Taylor définissait, dans son offensive au profit du capitalisme contre ce qu¹il appelait « le freinage ouvrier ». Ce n¹est pas une coïncidence si, précisément à ce moment, au printemps 18, Lénine parle systématiquement du système Taylor pour en préconiser l¹adaptation. La bataille pour le fonctionnement des chemins de fer dessine pour la première fois les traits du « taylorisme soviétique ». Brisant l¹autonomie ouvrière qui subsistait dans le procès de travail capitaliste, Taylor avait entrepris d¹exproprier les monopoles et les fiefs ouvriers fondés sur le métier. Dans la logique léniniste, le prolétariat exproprie d¹une façon en partie analogue, en la soumettant à une direction stricte, une fraction de lui-même qui s¹est autonomisée jusqu¹à entrer en contradiction avec les intérêts vitaux de l¹ensemble de la classe. Le 26 mars 1918, un décret du Sovnarkom donne au commissariat du Peuple aux Communications des « pouvoirs dictatoriaux » pour tout ce gui concerne les chemins de fer. Ce décret soulève immédiatement de très vives critiques de la part des « communistes de gauche 1 » dirigés par Boukharine, qui reprochent à Lénine de briser l¹initiative ouvrière dans la production en introduisant la discipline du travail, la direction personnelle et le salaire aux pièces. Naturellement, le décret est également attaqué par les mencheviks, dont il vise un des points forts dans la classe ouvrière. Le débat qui s¹ensuit donne à Lénine l¹occasion d¹expliciter dans sa rigoureuse nudité la logique de sa politique de « discipline du travail ». 1. Le groupe des « communistes de gauche » s¹était formé en février-mars 1918 à l¹intérieur du parti bolchevik, sur la base de l¹opposition à la signature d¹un traité de paix avec l¹Allemagne : les « communistes de gauche » préconisaient la « levée en masse » et la guerre révolutionnaire. LÉNINE ET TAYLOR 122 A la séance du 29 avril 1918 du Comité exécutif central des soviets, il résume la situation par cette constatation aussi limpide qu¹intolérable : « [...] On est affamé dans le centre de la Russie, alors qu¹il y a du blé, mais que son transport est rendu difficile par le désordre. » Les arguments de l¹opposition se brisent sur cette évidence : il faut trouver immédiatement des solutions concrètes pour lutter contre la famine et remettre les transports en marche; les opposants se battent sur le plan des « principes » et ne proposent aucune issue concrète dans l¹immédiat : « Les camarades Boukharine et Martov enfourchent leur dada : le décret sur les chemins de fer, et s¹en donnent à coeur joie. Ils parlent de la dictature de Napoléon III, de Jules César, etc. Sans chemins de fer, non seulement il ne sera pas question de socialisme, mais on crèvera tout simplement de faim comme des chiens, alors qu¹il y aura du blé à côté. Que peut-on édifier sans chemins de fer? » O.C., t. 27, p. 321. La guerre (contre l¹Allemagne), puis la famine, puis à nouveau la guerre : pendant toutes ces premières années de Révolution, la question des chemins de fer reste vitale. « On ne peut faire la guerre sans chemins de fer », dira Lénine. Trains de ravitaillement et de combustibles; transports de troupes; trains de commandement (le célèbre train blindé de Trotsky, véritable état-major ambulant constamment en mouvement sur les différents fronts de la guerre civile). Et aussi les trains de propagande, avec cinéma, imprimerie, wagons peints de fresques révolutionnaires. Pendant toute cette période, les chemins de fer sont la circulation sanguine, l¹innervation : l¹État en mouvement. La famine et la guerre appellent la remise en marche de l¹État : la discipline et la centralisation se diffusent à travers le monde de la production par cet intermédiaire. Au fond, dès mars-avril 1918, la question centrale est bien celle-là : faut-il un État soviétique? Et l¹opposition des « communistes de gauche » a sa cohérence : ils acceptent « la perte du pouvoir des soviets » dans l¹intérêt de la Révolution mondiale. Autrement dit, ils disent ouvertement qu¹ils attendent plus d¹effet d¹un martyre CHEMINS DE FER 123 inattaquable sur le plan des principes que d¹une victoire arrachée au prix de compromis. « Chose étrange et monstrueuse » répond Lénine : si le pouvoir des soviets disparaît, on perd quelque chose de réel, et rien ne prouve que cela accélérera le cours de la Révolution mondiale ‹ le massacre des communards n¹a pas eu un effet immédiat d¹encouragement des luttes de classes... Rompre résolument avec la tradition du martyre révolutionnaire, c¹est aussi un des aspects essentiels de la nouveauté du léninisme dans la pensée révolutionnaire de son temps ; Victor Serge le remarque à propos précisément de la polémique entre Lénine et Boukharine en 1918 : « Quelques-uns d¹entre les meilleurs révolutionnaires devaient se sentir enclins à continuer, par un sacrifice de la fécondité duquel ils avaient raison de ne point douter, la tradition des défaites héroïques du prolétariat. Mais ce fut aussi un des grands mérites de Lénine que celui d¹imposer la rupture avec cette tradition. » L¹An 1 de la Révolution russe, Paris, 1971, t. 1, p. 234 Deux logiques s¹affrontent, et celle de Lénine implique une remise en marche à tout prix des chemins de fer et des autres services vitaux. Le moment l¹exige et de toute façon, soutient Lénine, c¹est un pas en avant vers le socialisme, qu¹il se représente comme un fonctionnement efficient, au profit de la collectivité, de la « machine économique » : « Et quand des hommes pratiques, ingénieurs, négociants, etc. disent que si ce pouvoir parvient, si peu que ce soit, à remettre de l¹ordre dans les chemins de fer, ils conviendront que c¹est un pouvoir, cette appréciation est plus importante que tout. Car les chemins de fer, c¹est une chose capitale, une des manifestations les plus éclatantes de la liaison entre la ville et la campagne, entre l¹agriculture et l¹industrie, liaison sur laquelle repose intégralement le socialisme. » O.C., t. 27, p. 322. De fait, si dès l¹été 1918, puis en 1919 et 1920, ce statut de production vitale se trouve étendu à toutes les industries, et régi par le LÉNINE ET TAYLOR 124 « communisme de guerre », les chemins de fer resteront le secteur clef par excellence et, du coup, tendront à fonctionner comme modèle et terrain d¹expérience privilégié pour l¹organisation du travail. Composante essentielle de la « croisade contre la faim » et de l¹« armée du ravitaillement », ils font l¹objet de campagnes multiples et sont l¹occasion et le premier terrain des principaux changements en matière de politique du travail. Ce n¹est pas un hasard si c¹est dans les chemins de fer qu¹apparaîtront les « samedis communistes », en avril 1919. Dès janvier 1919, un appel de Lénine laisse prévoir dans ce secteur un nouvel effort de mobilisation en s¹efforçant de dépasser l¹étape de la stimulation matérielle. Son article dans la Pravda, intitulé « Tous au travail pour le ravitaillement et les transports », contient déjà les thèmes de ce que seront les « samedis communistes » quelques mois plus tard : « Des millions de pouds de blé se trouvent déjà emmagasinés dans la région orientale. Ce qui les y retient, c¹est le mauvais état des transports. [...] Il faut tendre toutes nos forces, stimuler encore et sans cesse l¹energie des masses ouvrières. Il faut rompre résolument avec la routine de la vie coutumière et du travail coutumier [...]. Il faut s¹atteler à la mobilisation révolutionnaire des travailleurs pour le ravitaillement et les transports sans se borner au travail « courant », mais en dépassant ses limites [...]. » O.C., t. 28, p. 461-462. Dépasser les limites du travail courant. Contre la faim et l¹épuisement, Lénine appelle à un grand mouvement idéologique : « Il faut se secouer », dit-il dans le même texte. Et la mobilisation générale civile dans les tâches vitales de l¹heure laisse déjà entrevoir les traits des deux tendances contradictoires et complémentaires qui vont prendre forme peu après, le volontariat des « samedis communistes » et la « militarisation du travail » devenu « obligatoire ». Les questions que Lénine appelle les travailleurs à se poser dans tous les secteurs de la production et de l¹administration visent un regroupement réfléchi (volontaire si possible, obligatoire si nécessaire) de la force de travail : CHEMINS DE FER 125 « Que pouvons-nous faire pour étendre et renforcer la croisade de tout le pays contre la famine ? [...] Ne pouvons-nous pas remplacer le travail des hommes par celui des femmes et affecter de plus en plus d¹hommes aux travaux les plus pénibles des transports et du ravitaillement ? Ne pouvons-nous pas envoyer des commissaires dans les usines de réparation de locomotives et de wagons? [...] Ne devons-nous pas choisir dans notre milieu, dans notre groupe, dans notre usine, etc., un homme sur dix ou sur cinq, et l¹envoyer dans l¹armée du ravitaillement ou à un travail plus difficile et plus pénible dans les ateliers de chemins de fer que ne l¹est son occupation habituelle ? » O.C., t. 28, p. 462. Et, plus loin, cette conclusion qui condense le ton général de l¹article : « On peut sauver des millions et des dizaines de millions d¹hommes de la famine et du typhus. » La tentative qu¹ébauche ici Lénine est très importante en ce qu¹elle touche à la question des stimulants, qui avait déjà fait l¹objet de vifs débats au printemps 1918 : la solution des stimulants matériels tentée à ce moment est, peu après, bousculée et vidée de contenu par les conditions du communisme de guerre (en particulier l¹inflation et la dépréciation rapide de la monnaie, ainsi que les quantités extrêmement réduites de biens de consommation disponibles pour rémunérer le travail) et la voie est ouverte aux deux types de stimulation qui marqueront cette période : volontariat et coercition ‹ le strict intérêt matériel immédiat ne jouant plus qu¹un rôle mineur. Si l¹année 1919 est marquée par l¹apparition des « samedis communistes », l¹an 1920 verra les tentatives de « militarisation du travail ». Et là encore l¹offensive commence dans les chemins de fer. Le 20 mai 1920, Trotsky, chargé de réorganiser les transports ‹ toujours dans un état désastreux, ce qui signifie entre autres que les « samedis communistes » n¹ont eu qu¹un résultat limité ‹ lance son fameux « ordre 1042 », plan de restauration en cinq ans du parc de locomotives pour tout le pays, et première expérience pratique de planification à grande échelle. Mais c¹est surtout la méthode administrative mise en oeuvre pour le renforcement de la « discipline du travail » qui marque cette LÉNINE ET TAYLOR 126 période. En septembre 1920, Trotsky crée le Tsektran (Commission centrale des transports) par fusion forcée du commissariat aux Transports, des syndicats de cheminots et des « départements politique » du Parti dans les chemins de fer. S¹appuyant sur cette politique, il développera à la fin de 1920 ses thèses sur la question syndicale : absorption des syndicats par l¹appareil d¹État, « militarisation du travail » 1. L¹expérience du Tsektran et de l¹ordre 1042 restera un exemple typique de conception autoritaire de la planification et resurgira à titre lors des débats de la NEP 2. C¹est également dans les transports et à l¹initiative de Trotsky qu¹apparaissent en 1920 les « oudarniki », « travailleurs de choc » (terme emprunté à la terminologie militaire : « troupes de choc »), équipes de travailleurs qui ont réussi des tâches particulièrement urgentes ou difficiles. Ainsi, les trois premières années de la Révolution russe voient, à chaque printemps, réapparaître de façon aiguë la question des chemins de fer ; c¹est un véritable cycle qui fait périodiquement débuter de nouvelles tentatives en matière d¹organisation du travail à partir de ce secteur : ‹ 26 mars 1918 : décret sur les chemins de fer (« pouvoirs dictatoriaux » du commissariat aux Transports et première application de la « direction individuelle »); 1. Trotsky s¹appuie également sur l¹éphémère expérience des « armées travail », constituées lors de la première démobilisation d¹une partie de l¹Armée rouge au début de 1920 : le 15 janvier 1920, un décret transformait la troisième armée de l¹Oural en « première armée révolutionnaire du travail ». (Voir Carr, op. cit., t. 2, p. 218.) Peu après, l¹armée de réserve de Kazan fut transformée en « deuxième armée révolutionnaire du travail » et affectée à la ligne de chemins de fer Moscou-Kazan. (Cf. W. H. Chamberlin, The Russian Revolution, t. 2, p. 295.) « Les commandants des armées du travail présentaient leurs rapports sur le travail fait dans le style militaire habituel. On mit tout en oeuvre pour donne à ces armées une allure attrayante et romantique; [...] on faisait parfois jouer des fanfares pendant la marche au travail et le retour. Mais les résultats ne répondirent pas aux espérances. L¹organisation militaire se révéla inadéquate même pour simples tâches non qualifiées. » (Chamberlin, ibid.) 2. Lénine a soutenu la réorganisation autoritaire des chemins de fer. Mais, dès la fin de 1920, il critique les thèses de Trotsky sur l¹incorporation de syndicats à l¹appareil d¹État, en même temps qu¹il combat l¹« Opposition ouvrière », qui propose de confier the gestion des entreprises aux syndicats. CHEMINS DE FER 127 ‹ 12 avril-10 mai 1919 : premiers « samedis communistes » sur la ligne Moscou-Kazan; ‹ 20 mai 1920 : « ordre 1042 » ‹ plan de remise en état du matériel ferroviaire. Cette régularité saisonnière n¹est pas due au hasard : elle montre à quel point la question de l¹organisation du travail est, dans l¹acharnement de cette période, d¹abord liée aux plus élémentaires problèmes de survie ‹ l¹acheminement des vivres, et aussi des combustibles. Le printemps est l¹époque de la « soudure », la période où l¹on prépare la récolte et sa collecte, le début d¹une nouvelle campagne de réquisitions. C¹est donc naturellement un moment de vive tension dans le secteur des transports 1. D¹une certaine façon, les cheminots font, comme les paysans, les frais de l¹acharnement de la « croisade du blé ». On dit que les premières années du développement de l¹individu sont décisives : acquisition de réflexes, capacités psycho-motrices, spatialisation. Un certain nombre de choses sont définitivement jouées chez l¹enfant dès l¹âge de deux ans. De même, la double contrainte de la guerre et de la famine a, dès ses premières années, à la fois forgé et déformé la République soviétique. Que les chemins de fer, devenus pour les bolcheviks, du fait des circonstances, une véritable obsession, aient servi de terrain privilégié pour les expériences d¹organisation du travail, et souvent de terme implicite de référence chaque fois qu¹il était question du procès de travail, voilà qui est lourd de conséquences. Qu¹on réfléchisse un instant aux caractéristiques spécifiques de ce secteur. S¹il y a bien une activité qui doit, par nature, fonctionner comme 1. Surdétermination et conjonction des tempêtes : la tension dans les chemins de fer coïncide souvent aussi avec des moments de crise dans le déroulement des opérations militaires. Les « samedis communistes » d¹avril 1919 ont pour premier objectif déclaré de faire face à l¹offensive de Koltchak. La création du Tsektran, fin août-début septembre 1920, intervient au moment où l¹Armée rouge se voit infliger de sérieux revers par les troupes polonaises (prise de Brest-Litovsk le 19 août 1920, de Bialystok le 23 août; défaite de la cavalerie de Boudlenny à Zamoste le 27 août) en même temps que reprennent les opérations de guerre civile lancées par le baron Wrangel. LÉNINE ET TAYLOR 128 un mécanisme unique, parfaitement réglé, standardisé et unifié à travers tout le pays, ce sont les chemins de fer. On peut, dans de nombreux secteurs de la production industrielle, envisager un choix entre petites, moyennes ou grandes unités de production ‹ et, souvent, les étapes du développement économique en produisent une mosaïque. On peut imaginer des rapports plus ou moins souples entre les diverses unités. On peut imaginer que chacune trouve ses méthodes et son rythme propre de fonctionnement. Tout cela n¹est guère concevable dans les chemins de fer. De plus, les chemins de fer se prêtent d¹une façon exceptionnellement favorable à la normalisation du matériel et des tâches : les types de matériel sont très limités (locomotives essentiellement, puis wagons et voies ferrées) et les réparations et travaux d¹entretien sont, pour l¹essentiel, les mêmes d¹un bout à l¹autre du pays. Horaires précis, régularité, aiguillages, coordination... Travail en continu, répétition des mêmes trajets et des mêmes arrêts... C¹est bien là le « mécanisme d¹horlogerie » dont parle Lénine dans les Tâches immédiates du pouvoir des soviets. A ces caractéristiques techniques viennent se combiner les spécificités politiques et sociales de la bataille des chemins de fer russes. Point à la fois vital et sensible, condition de survie pour la population entière, ils sont en même temps le fief de courants syndicalistes et politiques antibolcheviks. Du coup, les organiser c¹est aussi briser la résistance systématique d¹une partie de leur personnel. Là comme dans les campagnes, l¹extrême dénuement du printemps 1918 détermine la mise en oeuvre de méthodes administratives et expéditives. Conditions bien particulières : l¹idéologie soviétique de l¹organisation du travail et de la « discipline du travail » est longtemps marquée par la période de crise des premières années et les modèles qui en ont surgi. Ainsi, dans la grande période d¹offensive industrielle du Ier Plan quinquennal, Staline dira dans un discours aux dirigeants de l¹industrie, le 23 juin 1931 : « Vous savez ce qu¹a amené l¹absence de responsabilité personnelle dans les chemins de fer. Elle a abouti aux mêmes résultats CHEMINS DE FER 129 dans l¹industrie. Nous avons remédié à l¹absence de responsabilité dans les chemins de fer et amélioré le travail de ces derniers. Nous devons en faire autant pour l¹industrie, afin d¹élever son travail à un degré supérieur. » Les Questions du léninisme, Éd. sociales, Paris, 1947, t. 2, p. 47. Toujours l¹image des chemins de fer, qui fonctionne comme référence centrale depuis 1918. Le « taylorisme soviétique » y a pris ses traits essentiels. Le cinéaste Dziga Vertov a été l¹un des plus actifs créateurs et propagateurs d¹une vision soviétique du monde, et en particulier d¹une vision soviétique du travail productif. Voyez son Projet de scénario destiné à un tournage au cours de la tournée du train de propagande « le Caucase soviétique ». Cela se passe pendant la guerre civile : « Nadia vient lui apprendre une nouvelle : « notre train part pour le Caucase ». Ogarev veut être du voyage [...]. Le travail dans les puits de pétrole de Grozny libéré (montrer le rythme rapide du travail, les hommes, les travailleurs qui croient ardemment à l¹utilité et à la nécessité de leur labeur). Le pipeline est réparé. On charge le pétrole. Les convois de marchandises [...]. On annonce dans les puits l¹arrivée du train de propagande en provenance du centre. Le commissaire propose d¹accueillir « le Caucase soviétique » en redoublant d¹efforts. Les ouvriers font leur cette proposition. » Dziga Vertov, Articles, journaux, projets, Paris, 1972, p. 371-372. Ici, le train fonctionne à l¹évidence comme symbole du mouvement : sa venue déclenche une accélération générale de tous les circuits et rythmes de production, un « redoublement d¹efforts », dit Vertov. Porteur d¹une impulsion politique, il met en marche d¹autres trains, convois de marchandises, de combustibles, et donne la cadence de toute l¹activité productive de la collectivité ouvrière locale, puis nationale. De fait, immédiatement après la description de l¹arrivée du train et du meeting qui l¹accueille, le scénario de Vertov devient une énumération serrée d¹images brèves se succédant à un rythme intensif ‹ celui même du travail. Dans la conception de Vertov, LÉNINE ET TAYLOR 130 cette écriture cinématographique saccadée, haletante, est investie d¹une fonction fondamentale : elle éduque l¹oeil du spectateur, lui impose de nouveaux réflexes de vision et de nouveaux modes d¹association qu¹elle produit systématiquement. Écartant l¹intermédiaire des modes traditionnels d¹expression et du langage habituel, ce pilonnage assure des « flux de pensée ». Dès 1918, les textes de Dziga Vertov fixent au cinéma la tâche de fabriquer « scientifiquement » une idéologie nouvelle par des associations systématiques d¹idées et d¹images. Ses scénarios sont un témoignage extraordinairement précieux : instruments de laboratoire destinés à produire une « pensée des masses », ils mettent à nu ce qui, dans d¹autres manifestations de l¹idéologie soviétique de la même époque, reste implicite ‹ une articulation, une thématique, un ensemble d¹images de base. Dans le scénario du « Caucase soviétique », la vision qui suit l¹arrivée du train dans la région pétrolière établit un rapport intime entre activités de transports et gestes productifs, train et travail, mouvement et matière, vitesse et efficience. Il est utile de reproduire cette longue citation visuelle : « Apothéose : la poésie du travail en mouvement. [...] Les ouvriers des puits de pétrole à leur poste de travail. Le pipe-line est remis en état. Le pont de chemin de fer réparé. La voie ferrée aussi. [...] Les citernes de pétrole défilent en un cortège sans fin. Les barges pétrolières. Gros plan : un moteur à combustion interne tourne. Un paysan graisse au pétrole l¹essieu d¹une roue. Un cheminot graisseur. Les trains s¹en vont chercher le pétrole. [...] Un ouvrier donnant un coup de marteau. Un paysan derrière son araire. Un tailleur de pierre. Un machiniste devant sa locomotive. Un mineur à la tâche. Les scies de la scierie qui entaillent frénétiquement les bûches noires et mouillées. Les roues d¹un train qui tournent. CHEMINS DE FER 131 Les essieux de la locomotive en mouvement. La locomotive (fonçant à toute vapeur sur la caméra). Les rails qui courent. La circulation effrénée des voitures, motocyclettes, tramways dans le centre d¹une grande ville. Le marteau frappant en cadence le fer rouge. Les cheminées fumantes des fabriques et usines s¹élevant à l¹horizon, jusqu¹à perte de vue [...]. » Dziga Vertov, ibid., p. 372-373. Que disent ces images? D¹abord que le travail est un flux de communication régulier, ininterrompu : les activités productives sont étroitement interdépendantes ‹ extraction, transport de combustible, première transformation du bois, de la pierre, de l¹acier... Mais aussi qu¹une « analyse visuelle » (et c¹est explicitement le dessein de Dziga Vertov que de réaliser une telle analyse) peut décomposer le travail en éléments simples, identiques d¹un procès de travail à l¹autre. Filmez un forgeron, un mineur, un bûcheron : en choisissant une fraction adéquate du travail de chacun, vous réussirez à saisir le même mouvement. Un travailleur entrevu un court instant est en train de tenir un objet, ou de frapper quelque chose, ou de tirer quelque chose, ou d¹exercer une pression... La gamme des gestes élémentaires est limitée. Dziga Vertov tire à fond parti de cette réduction à l¹élément simple, tant pour l¹homme que pour les objets (toujours présentés en mouvement). Un paysan graisse un essieu de roue, un cheminot graisse un essieu de locomotive : c¹est le même geste. De la même façon, on pourra saisir le machiniste et le mineur dans une posture identique. Un homme donne un coup de marteau : l¹image évoque les millions de coups de marteau identiques qui sont frappés au même moment. Les scies mécaniques entaillent les bûches, les roues du train foncent sur les rails : même mouvement. La caméra filme « du travail », mais indifférencié : elle n¹enregistre pas un travail concret, déterminé. Une telle façon defaire ne vise évidemment pas à restituer une logique et une complexité propre de chaque procès de travail : au contraire, elle le brise et l¹émiette jusqu¹à en extraire une poussière presque homogène d¹infimes éléments; la logique devient celle de l¹ensemble et se dégage de la simultanéité. LÉNINE ET TAYLOR 132 Cette décomposition extrême du travail, cette tentative pour en déceler l¹unité ultime et le principe de normalisation ‹ geste simple, fraction de mouvement, activité type ‹, n¹est-ce pas une démarche identique à celle de Taylor? Et effectivement, comment qualifier autrement que d¹ultra-taylorienne l¹idéologie qui anime le Manifeste des Kinoks (groupe de cinéastes de Dziga Vertov), publié en 1922 : « Le ³psychologique² empêche l¹homme d¹être aussi précis qu¹un chronomètre, entrave son aspiration à s¹apparenter à la machine. [...] L¹incapacité des hommes à savoir se tenir nous fait honte devant les machines, mais que voulez-vous qu¹on y fasse, si les manières infaillibles de l¹électricité nous touchent davantage que la bousculade désordonnée des hommes actifs et la mollesse corruptrice des hommes passifs. [...] Nous allons, par la poésie de la machine, du citoyen traînard à l¹homme électrique parfait. [...] L¹homme nouveau, affranchi de la gaucherie et de la maladresse, qui aura les mouvements précis et légers de la machine, sera le noble sujet des films. Nous marchons, face dévoilée, vers la reconnaissance du rythme de la machine, de l¹émerveillement du travail mécanique. [...] La cinématographie qui a les nerfs en pelote a besoin d¹un système rigoureux de mouvements précis. » Dziga Vertov, op. cit., p. 16-18. 1922 : l¹année de parution du Paysan russe de Maxime Gorki. Différents par leur objet et leur style, les deux textes ont la même force de témoignage sur l¹état d¹esprit ‹ les états d¹esprit ‹ de l¹époque. Le Manifeste des Kinoks, comme le livre de Gorki, sort au moment où l¹Union soviétique s¹installe dans la NEP, où Lénine vit ses derniers mois d¹activité politique, où une société provisoirement stabilisée émerge du tourbillon de la guerre et de la révolution. L¹appel exalté de Dziga Vertov n¹est en rien un texte officiel 1. Grand admirateur de Maïakovski, souvent proche des « futuristes » ‹ et assimilé à eux au cours de plusieurs polémiques ‹, Vertov 1. Dziga Vertov entre à plusieurs reprises en conflit avec le conservatisme des milieux artistiques, dont il provoque la colère par son refus intransigeant du « cinéma joué » : on trouvera le détail de ses démêlés avec l¹administration cinématographique soviétique et les critiques de cinéma dans ses « journaux ». CHEMINS DE FER 133 exprime spontanément les aspirations et la vision de tout un courant de pensée et de perception issu de la guerre civile 1. Ce morceau brut et brûlant d¹idéologie livre une conception du travail productif et de l¹« homme nouveau », telle qu¹elle vient de jaillir des conditions mêmes de la naissance de l¹Union soviétique ‹ conception qui resurgira avec force à l¹époque du premier quinquennat... et qui produira aussi par la suite des monceaux de stéréotypes! Et, par-delà la différence des tempéraments et des modes d¹expression, on retrouve dans ce texte de Vertov des thèmes qui sont aussi ceux de Lénine quand il décrit le « mécanisme parfait » de la grande production industrielle « moderne » et appelle à rompre avec la « mollesse russe »... Mais on peut pousser plus loin le rapprochement. L¹extrémisme « taylorien » de Dziga Vertov atteint le point où il se renverse ‹ dialectiquement. Et la vision du cinéaste rejoint ici encore la recherche de l¹homme d¹État, telle qu¹on pouvait la déceler en 1918 : l¹espoir d¹un « taylorisme » que s¹approprieraient les masses. Taylor veut simplifier le travail, mais aussi en arracher la vision d¹ensemble à chaque ouvrier, pour en réserver l¹exclusivité à la direction (capitaliste) du procès de travail. Or c¹est précisément l¹inverse que Dziga Vertov espère réaliser au moyen de la simplification visuelle des opérations de travail : livrer à chaque travailleur la vision de l¹ensemble, montrer au métallurgiste ce que fait le paysan, au cheminot les gestes du mineur. Le cinéma est ici mis au service d¹un vaste idéal de transparence du système productif ; il devient un lien direct entre les producteurs. C¹est ce que Dziga Vertov explique dans un texte de 1925 (« Kinopravda et Radiopravda ») : 1. Vertov a toujours insisté sur le rôle de la periode de la guerre civile dans la naissance et le style du cinéma soviétique. En 1939, il prend vivement à partie une assemblée de cinéastes réunis pour commémorer le vingtième anniversaire du cinéma soviétique : « Il y a quelque chose qui me semble bizarre et incompréhensible. Pourquoi l¹époque de la guerre civile est-elle absente de vos souvenirs ? N¹est-ce pas pourtant à cette époque qu¹a eté enfanté dans de bienheureuses douleurs un secteur très important de la cinématographie soviétique ? N¹est-ce pas à partir de 1918 que nous avons appris la ciné écriture, c¹est-à-dire l¹art d¹écrire avec une caméra. » (Op. cit., p. 196.) LÉNINE ET TAYLOR 134 « L¹ouvrier du textile doit voir l¹ouvrier d¹une usine de construction mecanique en train de fabriquer une machine nécessaire à l¹ouvrier du textile. L¹ouvrier de l¹usine de construction mécanique doit voir le mineur qui fournit à l¹usine le combustible nécessaire, le charbon. Le mineur doit voir le paysan qui produit le blé qui lui est nécessaire. Tous les travailleurs doivent se voir mutuellement pour que s¹établisse entre eux un lien étroit et indestructible. » Op. cit., p. 77. Cet idéal de transparence, c¹est bien celui qu¹exprimait Lénine : au fond, pour lui, la collectivisation du procès de travail ne repose pas essentiellement sur une nouvelle répartition des échelons de décision (et peut s¹accommoder, si les circonstances l¹exigent, de décisions autoritaires) mais sur la transparence du travail, sa « publicité ». On en voit clairement les manifestations dans les premières ébauches de planification, au cours de l¹année 1920. A la fin de l¹année 1920, l¹électricité prend la relève, ou plutôt se superpose aux chemins de fer pour condenser l¹idéologie productive. Points communs évidents : flux réguliers à travers tout le pays, possibilité de normalisation et de simultanéité des impulsions. De plus, dans l¹un et l¹autre cas, il n¹y a pas production directe d¹objets, mais un service permanent rendu à toutes les formes de production. Une immense machine, simple dans son principe, est mise à la disposition des masses pour leurs diverses activités productives. Mais de la machine ferroviaire à la machine électrique, il y a un bond qualitatif dans le sens de la régularité, de la continuité, et aussi de la simplicité, de l¹homogénéité. Les chemins de fer transportent le blé qui alimente l¹énergie humaine, et le combustible (bois, charbon, tourbe, pétrole) qui fournit de l¹énergie aux machines : ce fonctionnement par livraison de produits ne peut être parfaitement continu. L¹électricité, elle, permet une diffusion régulière de l¹énergie à travers tout le territoire, sous une forme directement utilisable, homogène, parfaitement mesurable. Connotation supplémentaire : la lumière. En décembre 1920, le Plan d¹électrification (GOELRO) est présenté au VIIIe Congrès des soviets. Dans la vaste salle glacée du théâ CHEMINS DE FER 135 tre Bolchoï, où se déroule le Congrès, les délégués des soviets de toute la Russie, emmitouflés, se préservent tant bien que mal du froid. Mais sur la scène, à mesure que Krjijanovski expose les projets de centrales électriques, de lignes, d¹alimentation en énergie de l¹agriculture et de l¹industrie (elle-même pour une bonne part en projet), une immense carte électrifiée s¹allume, ampoule après ampoule, dessinant les contours d¹une Russie nouvelle, telle qu¹on l¹imagine pour quelque dix ans plus tard... Simultanéité, publicité, lumière : une énergie égale, diffusée à tous, connue et maîtrisée par tous, unifiant le système de production du pays entier, telle est alors l¹une des composantes essentielles de l¹idéal productif. Lénine, à ce même VIIIe Congrès : « J¹ai eu l¹occasion récemment d¹assister à une fête paysanne dans une localité retirée de la province de Moscou, dans le district de Volokalamsk, où les paysans possèdent l¹éclairage électrique [...]. Un paysan se présente et fait un discours pour saluer ce nouvel événement de la vie des paysans. Il disait : Nous vivions dans l¹obscurité, nous, les paysans, et voilà que maintenant nous avons la lumière, « une lumière pas naturelle, qui dissipera notre obscurité paysanne » [...]. Pour la masse des paysans sans parti, la lumière électrique est une lumière « non naturelle », mais ce qui n¹est pas naturel pour nous, c¹est que pendant des centaines, des milliers d¹années, les paysans et les ouvriers aient pu vivre dans cette obscurité, dans la misère, asservis aux propriétaires fonciers et aux capitalistes. On n¹aura pas tôt fait de se tirer d¹une telle obscurité. Il faut donc obtenir en ce moment que chaque station électrique que nous aurons bâtie serve effectivement de base à l¹instruction, qu¹elle s¹occupe, pour ainsi dire, de l¹instruction électrique des masses. » O.C., t. 31, p. 538-539. « L¹instruction électrique des masses » : cette énergie nouvelle à la disposition de tous, Lénine la conçoit comme un centre d¹attraction à partir duquel se diffusera dans les larges masses un savoir technique « moderne ». Lénine reviendra à plusieurs reprises sur ce point : briser le mystère qui entoure la technique aux yeux des masses. Pour elles, la technique n¹est pas « naturelle » : il importe qu¹elle le devienne. La diffusion massive des connaissances scientifiques et techniques LÉNINE ET TAYLOR 136 est, à ses yeux, bien plus décisive, pour une utilisation démocratique du système productif, que la transformation des échelons et procédures de décision. Idéal ultime : une immense machine productive unifiée dont le peuple, disposant du pouvoir d¹État, puisse également acquérir, par ses connaissances, la maîtrise. Lénine l¹explicite à la même époque devant une conférence du Parti communiste de Moscou (21 novembre 1920) : « [...] Le succès économique ne peut [être garanti] que le jour où l¹État prolétarien russe aura effectivement concentré entre ses mains tous les ressorts d¹une grande machine industrielle construite sur les bases de la technique moderne. Cela veut donc dire : électrification, mais alors il faut connaître les conditions essentielles de l¹application de l¹électricité et, par suite, l¹industrie et l¹agriculture. » Ibid., p. 436 D¹où la formule célèbre : « Le communisme, c¹est le pouvoir des soviets plus l¹électrification de tout le pays. » (Ibid., p. 435.) Par-delà les exigences immédiates du relèvement industriel perce ici l¹espoir, chez Lénine, d¹une transformation profonde de l¹état d¹esprit des masses. L¹électrification sera le pôle de la révolution technique dans le peuple. Des notes de Lénine écrites en février 1921 confirment cette orientation. Sous le titre Importance de l¹électrification, Lénine indique : « 3. Centralisation maximum. 4. Communisme = pouvoir des soviets + électrification. 5. Plan général et unique : centralisation de l¹attention et des forces du peuple. » O.C., t. 42. p. 286, Le Plan d¹électrification rassemblera « l¹attention et les forces du peuple » : sa fonction idéologique est essentielle; Lénine énumère quelques moyens concrets de la mettre en oeuvre dans la deuxième partie de la note intitulée Pour l¹électrification : « 2) Mobilisation des forces techniques. Réunir les forces électrotechniques et ouvrières. CHEMINS DE FER Utiliser les centrales. Agitation et propagande. Enseignement des connaissances théoriques et pratiques sur l¹électricité. » Ibid., p. 287. Grâce aux caractéristiques de l¹électricité et à l¹aspect à la fois spectaculaire et directement efficace de ses réalisations, le Plan d¹électrification paraît alors à Lénine particulièrement bien placé pour condenser l¹objectif d¹une transparence du système productif. Cet objectif à long terme est, pour lui, central, y compris en vue de l¹extinction des formes transitoires de coercition, et de l¹émergence d¹un « travail communiste ». Il en parle concrètement à plusieurs reprises, et l¹on peut reconstituer l¹ordre des raisons implicite qui s¹esquisse à travers nombre de ses textes. La science et la technique, maîtrisées largement par les masses, étendraient le champ des évidences, un consensus s¹établissant de plus en plus facilement sur ce qui, dans l¹ordre de la production et du travail, est rationnel. Comme la motivation du service commun serait intériorisée et assimilée au point de devenir insensible, le double jeu de l¹évidence rationnelle des tâches et de l¹habitude de les accomplir sans contrainte réduirait la place et l¹importance de la décision proprement dite. Le travail productif, dans tous ses aspects ‹ conception et exécution ‹ deviendrait ainsi, au terme d¹un long processus, une activité naturelle et spontanée, comme les activités instinctives des animaux ou, chez l¹homme, la respiration, avec cette différence que tous les aspects en seraient parfaitement connus des exécutants. On voit apparaître le thème de l¹« habitude » à plusieurs reprises à propos du « travail communiste ». Les descriptions des « samedis communistes » que donne Lénine montrent qu¹il attache plus d¹importance à ce processus de transformation idéologique et à l¹acquisition d¹habitudes nouvelles par les agents du procès de travail, qu¹à la transformation des modes de décision et de répartition des tâches dans la structure même du procès de travail. 138 CHAPITRE 5 Les « samedis communistes » « La dialectique matérialiste considère que les causes externes constituent la condition des changements, que les causes internes en sont la base [...]. L¹oeuf qui a reçu une quantité appropriée de chaleur se transforrne en poussin, mais la chaleur ne peut transformer une pierre en poussin, car leurs bases sont différentes. » Mao Tsétoung, De la contradiction. I. CAUSES ET LIMITES EXTERNES En juin 1919, Lénine décrit pour la première fois l¹apparition en Union soviétique de formes de travail « communiste ». Le texte la Grande Initiative 1, consacré aux « samedis communistes », est sur ce point un témoignage précieux, essentiel : Lénine y reproduit des descriptions concrètes de « travail communiste » parues dans la presse soviétique; il explicite ainsi la détermination « communiste » appliquée au travail, ce qui permet d¹en saisir sur des exemples concrets la portée et les limites. On reviendra sur ce texte pour l¹analyser en détail. A plusieurs reprises, au cours de l¹année 1919 et au début de 1920, Lénine désigne à nouveau les « samedis communistes » comme le 1. 28 juin 1919, O.C., t. 29, p. 415-438. LES « SAMEDIS COMMUNISTES » 139 germe du travail communiste dans la société en transition. Mais, au cours de l¹année 1920, c¹est un autre thème qui prend plus d¹ampleur : le travail obligatoire et la discipline coercitive. Lénine ne les oppose d¹ailleurs pas, il les présente comme complémentaires. Leur contenu idéologique, cependant, diffère. On verra en outre qu¹en mai-juin 1920, les formulations de la Maladie infantile... sur la division et l¹organisation du travail paraîtront contredire ‹ du moins dans une certaine mesure ‹ celles de la Grande Initiative, d¹un an antérieures. Par la suite, les samedis communistes, tout en conservant une place dans le système idéologique soviétique, ne joueront pas le rôle initialement évoqué d¹un levier pour la transformation à grande échelle de la nature du travail productif. Ils n¹auront guère d¹effet profond sur le mode d¹organisation du travail industriel 1. Cette fragilité, ces éclipses ‹ avant un sort ultérieur finalement décevant ‹ sont le produit, d¹une part, d¹un tâtonnement théorique et idéologique et, d¹autre part, d¹une situation concrète mouvante et instable à l¹extrême, caractéristique du « communisme de guerre ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les principes d¹organisation du travail sont sérieusement bousculés par les retournements de la situation militaire qui transforment la composition sociale de la Russie soviétique en modifiant l¹étendue et la nature des populations contrôlées par son armée. A quelques mois de distance, la politique économique du pouvoir soviétique s¹applique à des territoires et des populations variables : comment s¹étonner qu¹elle-même varie ? Le paradoxe est que les victoires militaires, englobant de vastes territoires principalement paysans et où le poids de la bourgeoisie rurale se fait plus nettement sentir, accroissent les périls inhérents à la structure sociale interne. La menace extérieure provisoirement 1. Charles Bettelheim souligne à juste titre que les « samedis communistes » qui existent aujourd¹hui encore en Union soviétique sont « un rite imposé qui permet d¹arracher du travail supplémentaire aux travailleurs ». (Op. cit., Paris 1974, p. 181.) Il indique également que dès la fin de la guerre civile, le travail communiste dépérit parce qu¹il entre en contradiction avec les rapports sociaux d¹ensemble existant alors. Bettelheim constate que le « travail communiste » est resté marginal par rapport au procès de production industriel dont il n¹entame guère l¹organisation ni le mode de division. LÉNINE ET TAYLOR 140 écartée est remplacée par (ou prend la forme d¹) une menace intérieure. Pour inverser une proposition qui sera souvent employée à l¹époque de Staline : « Plus ça va bien, plus ça va mal 1. » Au printemps 1919, les « samedis communistes » apparaissent dans une Russie soviétique au territoire relativement réduit 2 et où le poids numérique du prolétariat est donc plus important ‹ quoique sa dispersion dans de nombreuses activités militaires et étatiques y fasse obstacle. C¹est d¹une extrême tension de toutes les forces prolétariennes encerclées que jaillit ce volontariat du travail, d¹abord décidé pour barrer la route à Koltchak. Au printemps 1920, le travail obligatoire et une version plus coercitive de la discipline productive passent au premier plan : c¹est que le territoire soviétique s¹est considérablement élargi, et que sa composition sociale s¹en trouve modifiée au détriment des ouvriers et anciens ouvriers. Le discours de Lénine au IIIe Congrès des syndicats (7 avril 1920) aborde précisément la question de la « discipline du travail » et de la « direction personnelle » sous cet angle, en insistant vigoureusement sur le lien entre les proportions « statistiques » de la population contrôlée et les tâches en matière d¹organisation du travail : « Il nous est plus difficile d¹administrer le pays en raison même de nos victoires [...]. Quand nous parlons de dictature, ce n¹est pas par un caprice de centralisateurs. Les régions que nous avons reprises ont sensiblement élargi le territoire de la Russie soviétique. Nous avons vaincu la Sibérie, le Don, le Kouban. Le prolé- 1. Carr remarque la contradiction, sans toutefois l¹expliquer : « La mobilisation du travail atteignit sa plus grande intensité dans les premiers mois de 1920 ‹ au moment où, grâce à la défaite de Dénikine et Koltchak, l¹urgence aiguë [acute emergency] qui l¹avait rendue nécessaire s¹éloignait. » (Op. cit., t. 2, p. 213.) 2. En avril-mai 1919 l¹offensive de Koltchak, puis à l¹été 1919 celle de Dénikine arrachent provisoirement de vastes superficies à la République soviétique. « Au milieu du mois d¹avril 1919, la tension sur le front de l¹Est était arrivée à son point culminant. Les troupes de Koltchak, lors de l¹attaque de printemps, s¹étaient emparées d¹un territoire de 300 000 km2. C¹était à peu pres léquivalent de la superficie d¹un État européen tel que l¹Italie. Les gardes blancs s¹approchaient de la Volga. Une centaine de kilomètres séparaient leurs détachements d¹avant-garde de Kazan, Simbirsk, Samara. » C¹est à cette époque qu¹apparurent les « samedis communistes », précisément sur la ligne Kazan-Moscou, directement menacée et presque au contact de l¹ennemi. (Histoire de la société soviétique, Moscou, 1972, p. 91-92.) LES « SAMEDIS COMMUNISTES » 141 tariat n¹y représente qu¹un pourcentage infime de la population, plus faible que chez nous. Notre devoir est d¹aller droit à l¹ouvrier et de lui dire franchement que la situation s¹est compliquée. Il faut davantage de discipline, de direction personnelle et de dictature. [...] Le rattachement de territoires peuplés de paysans et de koulaks impose une nouvelle tension des forces du prolétariat. » O.C., t. 30, p. 527-528 C¹est à cette époque (printemps 1920 mais un peu plus tard : maijuin) que Lénine écrit la Maladie infantile du communisme, le gauchisme. Elle porte la marque du même tournant, au point que ses formulations, rejetant vigoureusement toute tentation utopique en matière d¹organisation du travail, peuvent apparaître comme contredisant les ouvertures de la Grande Initiative 1. 1. ‹ La Grande Initiative : « L¹organisation communiste du travail social, dont le socialisme constitue le premier pas, repose et reposera de plus en plus sur la discipline consciente et librement consentie des travailleurs eux-mêmes [...] » (t. 29, p. 424). « Les samedis communistes sont infiniment précieux en tant que début effectif du communisme » (t. 29, p. 431). ‹ La Maladie infantile... : « Par l¹intermédiaire de ces syndicats d¹industrie, on supprimera plus tard la division du travail entre les hommes; on passera à l¹éducation, à l¹instruction et à la formation d¹hommes universellement développés, universellement préparés et sachant tout faire. C¹est là que va, doit aller et arrivera le communisme, mais seulement au bout de longues années. Tenter aujourd¹hui d¹anticiper pratiquement sur ce résultat futur du communisme pleinement développé, solidement constitué, à l¹apogée de sa maturité, c¹est vouloir enseigner les hautes mathématiques à un enfant de quatre ans. « Nous pouvons et devons commencer à construire le socialisme, non pas avec du matériel humain imaginaire ou que nous aurions spécialement formé à cet effet, mais avec ce que nous a légué le capitalisme » (t. 31, p. 45). Ces deux citations ne portent pas exactement sur le même point, mais elles abordent des réalités voisines et on voit bien que l¹état d¹esprit de ces deux approches de la question du travail (organisation, discipline, division du travail) est différent. On n¹imagine pas l¹appréciation sur le « matériel humain » dans les passages enthousiastes de la Grande Initiative. Le discours aux syndicats cité plus haut, et qui pose en termes nouveaux la question de l¹organisation du travail en fonction de la situation militaire, permet de comprendre cette variation. Ces comparaisons minutieuses peuvent paraître excessives. Il n¹y a pas d¹autre voie, pourtant, pour saisir la pensée de Lénine en tant que mouvement de contradictions. La façon de procéder ‹ malheureusement courante ‹ qui consiste à aligner des morceaux de textes de Lénine abstraits de leur contexte et indéterminés du point de vue de la situation concrète, est une absurdité : cette méthode permet, depuis LÉNINE ET TAYLOR 142 Certes, ces retournements sont loin d¹être mécaniques. Il s¹agit bien plutôt de variations ‹ parfois subtiles ‹ de la dominante, dans une structure complexe. Au printemps 1919, quand apparaît le volontariat des « samedis communistes », la politique soviétique du travail comporte déjà le « travail obligatoire » (apparu dès l¹année 1918, mais d¹abord appliqué aux anciennes classes possédantes). L¹appel du Comité central, en avant pour combattre la crise du combustible (novembre 1919), juxtapose les deux types de mesures : « Le Comité central du PCR propose à toutes les organisations du Parti notamment les mesures suivantes : [...] 5. Le travail obligatoire pour toute la population ou la mobilisation de certaines classes pour les travaux d¹extraction et de transport du charbon et des schistes, pour l¹abattage et le charroi du bois jusqu¹aux gares de chemin de fer, doit être réalisé avec le maximum de célérité et de rigueur [...]. 6. Les samedis communistes doivent être plus fréquents, être menés avec plus d¹énergie, de méthode et d¹esprit d¹organisation, en premier lieu dans les travaux d¹approvisionnement en combustible. Les membres du Parti doivent marcher en tête pour la discipline et l¹énergie au travail. » O.C., t. 30, p. 137-138. De même, le texte la Grande Initiative comporte déjà le thème qui se développera par la suite, de la structure sociale d¹ensemble comme détermination et limite de l¹organisation du travail. Lénine y indique que l¹on ne peut abstraire la question de l¹organisation et de la discilongtemps déjà, d¹étayer à peu de frais tous les variantes possibles du révisionnisme et du dogmatisme. Elle liquide évidemment l¹essence même de la pensée de Lénine : pensée dialectique, perpétuellement en lutte avec le réel et avec ellemême, réalisant et détruisant des adéquations toujours provisoires. A cet égard, l¹oeuvre publiée de Lénine constitue un travail idéologique et théorique en mouvement, unique par rapport à toutes les productions contemporaines qu¹on pourrait lui comparer. Sa spécificité tient justement à son extrême sensibilité aux variations du réel ‹ et ses variations propres en sont l¹indice, souvent spectaculaire. Rien de semblable chez les autres penseurs et dirigeants révolutionnaires de la même époque, y compris les plus brillants sur le plan théorique. Rosa Luxemburg se contredit moins que Lénine. Mais l¹insurrection spartakiste, qu¹elle a dirigée avec héroïsme, a été balayée en quelques semaines. Et Lénine a maintenu l¹existence de la République soviétique contre vents et marées... LES « SAMEDIS COMMUNISTES » 143 pline du travail des rapports de forces concrets existant à un moment donné entre les diverses classes de la société. L¹enthousiasme ne verse pas dans l¹utopie : « Ceux qui entendent résoudre le problème de la transition du capitalisme au socialisme au moyen de lieux communs sur la liberté, l¹égalité, la démocratie en général, l¹égalité de la démocratie du travail, etc. [...] ne font que révéler leur nature de petitsbourgeois [...]. La solution juste de ce problème ne peut être fournie que par l¹étude concrète des rapports spécifiques entre la classe qui a conquis le pouvoir politique, à savoir le prolétariat, et la masse non prolétarienne, de même que semi-prolétarienne, de la population laborieuse ; ces rapports ne se forment pas dans des conditions imaginaires, harmonieuses, idéales [...]. » O.C., t. 29, p. 426. Et c¹est précisément parce que Lénine analysera ces « rapports spécifiques » comme transformés par la situation militaire, que le ton changera. En 1919, le « rapport spécifique » est perçu comme plus favorable 1. En 1920, on sent au contraire un durcissement et une nouvelle poussée idéologique en faveur d¹une organisation plus autoritaire du travail. Et surtout l¹idée que ce qui reste de force prolétarienne doit être utilisé pour « quadriller » la structure productive et politique d¹une formation sociale bigarrée. Cette vision du prolétariat noyé dans la masse paysanne, submergé par la décomposition d¹une société qu¹ont frappée de plein fouet la guerre, la famine et la misère, on la verra nettement dans les textes de 1920; elle s¹accentuera encore en 1921. Deux conséquences en découlent, plus ou moins explicites : 1. En témoigne, entre autres, une nuance de la Grande Initiative. Parlant de la diversité des composantes sociales de la société en transition, Lénine dit : « [...] Dans les pays capitalistes arriérés, comme la Russie, la majorité de la population est composée de semi-prolétaires, c¹est-à-dire de gens qui vivent régulièrement une partie de l¹année comme des prolétaires, qui recherchent constamment leur subsistance en effectuant, pour une certaine part, un travail salarié dans les entreprises capitalistes. » (Ibid., p. 426.) C¹est insister sur le côté en partie « prolétarien » de la masse « petite-bourgeoise ». D¹autres textes insisteront au contraire sur son aspect « bourgeois », et même sur les caractéristiques « bourgeoises » de la classe ouvrière ‹ ou de ce qu¹il en restera. Une bouteille emplie à moitié sera dite, selon les circonstances et le regard qu¹on lui porte, à demi-pleine... ou à demi-vide ! LÉNINE ET TAYLOR 144 1. l¹organisation du travail industriel porte nécessairement la marque (et est une composante) de la dictature du prolétariat sur la petite-bourgeoisie et la bourgeoisie (urbaines et paysannes) au niveau de l¹ensemble de l¹économie et de la structure sociale; 2. cette dictature doit, dans une certaine mesure, pénétrer les usines elles-mêmes, puisque le prolétariat les a pour une bonne part désertées, et que des éléments petits-bourgeois urbains et paysans y ont afflué. On touche ici l¹un des dilemmes cruciaux de la Révolution soviétique : sachant qu¹il y a, numériquement, peu d¹ouvriers ‹ et surtout peu d¹ouvriers « conscients », politisés, aguerris ‹ comment les disposer? Si on les laisse dans les usines, on abandonne les fonctions étatiques à la bourgeoisie. Impossible. Si on les disperse dans l¹armée, l¹administration, les tâches de ravitaillement ‹ et même, en 1919- 1920, dans des communes ou artels ruraux, éphémère embryon de colonisation des campagnes par la classe ouvrière urbaine affamée ‹, ils seront remplacés dans les usines et le système productif urbain par des gens issus d¹autres classes sociales... et la production se trouvera en partie en des mains moins sûres. Le processus a, en fait, commencé avec la guerre de 14, qui a happé les ouvriers dans l¹armée et peuplé partiellement les usines de recrues fraîches, d¹origines diverses. Au plus fort de la guerre civile, le choix ne fait pas de doute : les ouvriers ‹ les « vrais 1 » ‹ sont trop rares, trop précieux, pour que l¹État prolétarien les maintienne à la production. A force de mettre des ouvriers partout, de les constituer en détachements du ravitaillement, groupes de propagande, cadres de l¹Armée rouge, unités combattantes de choc, dirigeants de soviets ou d¹administrations d¹État, etc. on en trouve de moins en moins dans les usines. De toute façon, la production industrielle, saccagée par la guerre, les destructions, le blocus, s¹effondre. Dans ces conditions, les « samedis communistes » ont aussi pour fonction de maintenir l¹ancien prolétariat passé à l¹armée et à l¹administration en contact avec le travail productif. Très vite, les « samedis 1. On verra plus en détail, au chapitre suivant, ce que Lénine entend par « vrais ouvriers » ou « vrai prolétariat » ‹ espèce qui, à ses yeux, s¹amenuise au fil des années de guerre. LES « SAMEDIS COMMUNISTES » 145 communistes » prendront le caractère de travail fait par les communistes (au sens étroit de membres et sympathisants du Parti communiste), ou de travail directement organisé, mis sur pied par le Parti. Une tâche de combat ponctuelle, comparable aux opérations de l¹Armée rouge ou des détachements du ravitaillement. Et, de même que les détachements du ravitaillement sont extérieurs au fonctionnement « normal » de la production agricole, de même les « samedis communistes » apparaîtront comme extérieurs au fonctionnement « normal », ordinaire, du système productif industriel et urbain. En avril 1920, Lénine formule encore l¹espoir que cette forme de travail communiste se diffusera à la société entière. Il l¹intègre au vieux rêve marxiste, qu¹il a toujours fait sien, de la conquête du travail comme habitude ‹ donc libéré de toute stimulation externe : « Le travail communiste [...] est un travail non rémunéré au profit de la société; [...] c¹est un travail librement consenti, en dehors de toute norme et fourni sans attente de rémunération, sans rétribution convenue, le travail conditionné par l¹habitude de travailler pour la communauté et par le sentiment conscient (devenu habitude) de la nécessité de travailler au profit de la communauté; c¹est le travail considéré comme le besoin d¹un organisme sain. » O.C., t. 30, p. 530. Le journal Kommounistitcheski Soubotnik (« le journal des samedis communistes »), dans lequel ont paru ces lignes de Lénine, devait être consacré au travail communiste. Son existence a été des plus courtes. Un seul numéro... II. LIMITES INTERNES Examinons les principales caractéristiques internes des « samedis communistes ». Dans la Grande Initiative, Lénine cite in extenso un article de la Pravda du 17 mai 1919 (« Le travail sur le mode révolu LÉNINE ET TAYLOR 146 tionnaire ‹ samedis communistes ») qui relate la décision des cheminots de Kazan d¹instituer le « samedi communiste » et en décrit le déroulement. A la lecture de cet article de la Pravda que Lénine reproduit, plusieurs points saillants : 1. L¹organisation du travail lors des « samedis communistes » ne diffère en rien (d¹après la description qu¹en donne l¹article) de l¹organisation traditionnelle du travail : respect des fonctions hiérarchiques, rôle de l¹encadrement du travail, répartition des tâches entre « manuels » et « administratifs » : « Le samedi 10 mai, à 6 heures du soir, tels des soldats, communistes et sympathisants se sont présentes au travail, se sont alignés et, sans bousculade, les contremaîtres leur ont assigné leurs postes. » O.C., t. 29, p. 416. On le voit, il n¹est pas fait mention d¹une assemblée où les travailleurs volontaires détermineraient en commun leurs objectifs, les moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre, les méthodes les plus adéquates. L¹auteur insiste au contraire sur la discipline de style militaire par rapport à l¹encadrement technique traditionnel. C¹est encore précisé dans la suite de l¹article : « Le personnel administratif resté pour diriger les travaux, avait tout juste le temps de préparer de nouvelles tâches ; à peine a-t-il un peu exagéré, ce vieux contremaître, en disant qu¹en un « samedi communiste » on a fait ce qu¹auraient fait en une semaine des ouvriers inconscients et peu disciplinés. » Ibid., p. 418. Cette façon de procéder est conforme aux principes du taylorisme : stricte séparation entre la préparation et la conception des tâches, d¹une part (qui incombe à l¹encadrement), et, d¹autre part, les fonctions d¹exécution (qui incombent au personnel ouvrier) 1. 1. On verra plus loin qu¹à l¹occasion des samedis communistes, des travailleurs occupant un emploi « administratif » tout au long de la semaine font, ce jour-là, du travail « manuel ». C¹est un embryon de rotation des tâches et un important facteur de révolutionnarisation, mais cela ne change pas en soi la structure du procès de travail : la fonction ouvrière y reste inchangée, elle est seulement étendue à des participants occasionnels. LES « SAMEDIS COMMUNISTES » 147 Le travail « communiste » est organisé sur le mode traditionnel : d¹où vient donc son caractère révolutionnaire ? 2. Sont caractérisés comme révolutionnaires, dans l¹article de la Pravda ; a) la productivité : « Les résultats du travail de style révolutionnaire sont là. [...] Le rendement des travaux de chargement a été supérieur de 270 % à celui des ouvriers ordinaires. » Ibid., p. 416. b) l¹atmosphère idéologique et la motivation : « L¹enthousiasme et la bonne entente étaient sans précédent [...]. Le travail fini, on a été témoin d¹un tableau jamais vu : une centaine de communistes, fatigués mais les yeux enflammés par la joie, saluaient le succès de leur oeuvre en chantant solennellement l¹Internationale; on avait l¹impression que les accents de l¹hymne victorieux [...] gagneraient la Russie ouvrière et stimuleraient les travailleurs fatigués et peu disciplinés. » Ibid., p. 418. c) la composition de la main-d¹oeuvre volontaire : communistes et sympathisants, toutes professions réunies : « Participaient aux travaux environ 10 % de communistes qui ont un emploi permanent. Les autres occupent des postes responsables ou électifs, depuis le commissaire de réseau jusqu¹au commissaire de telle ou telle entreprise, ainsi que des militants du syndicat et des camarades employés à la direction et au commissariat des Voies de Communication. » Ibid., p. 418. L¹idéologie fonctionne ici comme une force productive. Mais à la condition de se couler dans le moule d¹une structure traditionnelle de l¹appareil productif. Un passage de l¹article concentre l¹ensemble de ces traits : « Lorsque, sans injures ni disputes, ouvriers, employés de bureau, administrateurs, saisissant une roue de 40 pouds, destinée à la LÉNINE ET TAYLOR 148 locomotive d¹un train de voyageurs, se sont mis à la pousser, comme des fourmis laborieuses, ce travail collectif a empli les coeurs d¹un sentiment de joie ardente [...]. » Ibid., p. 418. Curieusement, on sent une fois de plus, à travers ce texte sur le « travail communiste » que cite Lénine, en quoi le taylorisme pouvait lui apparaître comme un pas important vers ce travail communiste. La description est celle d¹un travail de manoeuvre, de pure force physique, où seule compte la détermination. Les tâches ont été préparées, elles sont assignées; l¹encadrement technique habituel dirige. Chaque homme apporte son énergie et sa force musculaire à un mécanisme d¹ensemble préparé par ailleurs. Situation taylorienne. Et qui permet justement ici d¹incorporer au procès de travail, pratiquement sans perte de temps ni apprentissage (à l¹exception des petits retards d¹adaptation que l¹on peut rencontrer dans un collectif de travail à peine monté 1) permanents du Parti, employés, bureaucrates, etc. Il y a en effet quelque chose de démocratique dans le travail d¹OS, en ce qu¹il est à la portée d¹un très grand nombre d¹individus, dont il requiert des qualités simples et semblables. Il tend à l¹homogénéité de la main-d¹oeuvre. On est ici dans la ligne du service de travail obligatoire, d¹un travail simple, parfaitement réglé, tel que tous les individus de la société pourraient y passer une partie de leur temps ‹ réservant l¹autre à des activités diverses. La réalisation concrète du « travail social ». La portée révolutionnaire des « samedis communistes » ne doit pas être sous-estimée. Ils posent deux problèmes importants, qui gardent aujourd¹hui une actualité ravivée : ‹ la question des stimulants du travail. Et Lénine indique clairement que l¹on ne peut parler de « travail communiste » au sens plein que là où agissent des stimulants idéologiques, à l¹exclusion de tout intérêt personnel matériel; ‹ la question du brassage des travailleurs manuels et intellectuels. 1. « Le travail s¹est effectué malgré certains défauts (faciles à éliminer) des appareils auxiliaires qui retardaient certains groupes de 30 à 40 minutes. » (Ibid., p. 418.) LES « SAMEDIS COMMUNISTES » 149 Pourtant, tout en s¹efforçant de rapprocher les travailleurs manuels et intellectuels, le travail des « samedis communistes » ne comporte pas de tentative directe pour surmonter la séparation entre travail manuel et travail intellectuel. Au contraire ‹ et cette dialectique apparaît dans les textes cités ‹ il la radicalise dans sa recherche d¹efficience immédiate. Et c¹est là sa limite essentielle : à aucun moment, il n¹est question d¹initiative technique ni de création technique de la masse ouvrière. Des travailleurs intellectuels se sont ponctuellement rapprochés du travail manuel. Mais il n¹y a aucune tendance pour élever le contenu intellectuel du travail manuel. C¹est plutôt l¹inverse. L¹article suivant, que cite également Lénine, le montre bien (article de la Pravda du 7 juin, signé de A. Diatchenko) : « C¹est avec une grande joie que je suis allé avec mon camarade faire mon « stage » du samedi, sur décision de la sous-section communiste du chemin de fer, et donner momentanément pour quelques heures, du repos à ma tête en faisant jouer mes muscles. » O.C., t. 29, p. 420. Certes, Lénine compte aussi sur les « samedis communistes » pour réduire les contradictions fondamentales, dont la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel. Mais indirectement. La fonction immédiate des « samedis communistes » est d¹obtenir, par des moyens idéologiques, un essor des forces productives et, au premier chef, d¹accroître dans des proportions décisives la productivité du travail humain. C¹est cet essor des forces productives ‹ il serait plus adéquat de parler de relèvement après les dévastations de la guerre ‹ qui déterminera à son tour, espère Lénine, des transformations plus profondes. Lénine formule explicitement ce plan : « Pour supprimer entièrement les classes, il faut effacer aussi bien la différence entre la ville et la campagne, que celle entre les travailleurs manuels et intellectuels. C¹est une oeuvre de longue haleine. Pour l¹accomplir, il faut faire un grand pas en avant dans le développement des forces productives. » Ibid., p. 425. LÉNINE ET TAYLOR Comment y parvenir? Par l¹instauration « [...] d¹une nouvelle organisation du travail, qui allie le dernier mot de la science ey de la technique capitaliste à l¹union massive des travailleurs conscients artisans de la grand production socialiste. » Ibid., p. 427. On remarquera que cette formulation est très proche de celle des Tâches immédiates du pouvoir des soviets (1918) à propos du système Taylor 1. Une telle similitude d¹expression pour désigner deux mesures politiques que l¹on pourrait croire diamétralement opposées (introduction du taylorisme et « samedis communistes ») mérite d¹être relevée. Ce qu¹a de « nouveau » l¹« organisation du travail » dont parle Lénine en 1919, c¹est la cohésion idéologique et le stimulant idéologique. La structure technique reste héritée ‹ ou importée ‹ du capitalisme. D¹une certaine façon, on atteint avec les « samedis communistes » extrême pointe de la version démocratique du « taylorisme soviétique ». Mais en-deçà d¹une frontière qui n¹est jamais franchie. 1. « Le dernier mot du capitalisme sous ce rapport, the système Taylor, allie, de même que tous les progrès du capitalisme, la cruauté raffinée de l¹exploitation bourgeois aux conquêtes scientifique les plus précieuses concernant l¹analyse des mouvements mécaniques du travail [...]. » (O.C., t. 27, p. 268.) 151 CHAPITRE 6 Le prolétariat introuvable « On devrait construire les villes à la campagne : l¹air y est plus pur. » Alphonse Allais. A mesure que la guerre civile dévore les forces ouvrières, dépeuple les usines de leur ancien personnel ‹ et arrête la majeure partie de la production industrielle, principalement du fait de la « famine de combustible » ‹ Lénine en vient à refuser de caractériser comme « prolétariat » la population employée à ce qui reste de production industrielle et urbaine. La définition qu¹il donne du « prolétariat » se fait de plus en plus rigoureuse et restrictive. On a vu l¹extrême sensibilité de la politique d¹organisation du travail que préconise Lénine aux variations du rapport de forces social, politique et idéologique. La « disparition du prolétariat » qu¹il pense constater à l¹aube de la NEP a évidemment des conséquences marquées sur ce terrain : c¹en est provisoirement fini des tendances à l¹auto-organisation des masses dans le procès de travail. Et les conditions idéologiques sont à nouveau rassemblées pour que la discipline du travail et le « taylorisme soviétique » fonctionnent dans leur version autoritaire. L¹organisation du travail industriel et urbain n¹entre-t-elle pas dans le système de dictature imposé aux anciennes classes dirigeantes et à la petite-bourgeoisie, dès lors que ces forces sociales sont largement présentes dans ce qui reste d¹usines et de travaux urbains? Si la chose n¹est pas formulée avec cette rigidité, l¹idée est souvent celle-là. Et elle survivra non seulement à Lénine mais même à la NEP, posant d¹inextricables problèmes de légitimité, et LÉNINE ET TAYLOR 152 déterminant des attitudes ambivalentes ou du moins complexes sur la question de la « discipline du travail ». Organiser le travail, c¹est d¹abord organiser les hommes qui travaillent. L¹appréciation de classe (économique, politique, idéologique) que formule Lénine sur la population productive industrielle et urbaine joue par conséquent un rôle essentiel dans les politiques successives qu¹il préconise en matière d¹organisation et de discipline du travail, et ce dès 1918. Or on voit cette appréciation se transformer graduellement d¹année en année sous la pression des circonstances, jusqu¹au moment où ‹ la quantité se transformant en qualité ‹ elle bascule en 1921. Examinons cette progression. 1918 Dès les premiers mois de la révolution d¹Octobre, Lénine met en garde contre toute idéalisation de la classe ouvrière russe, soulignant à plusieurs reprises à quel point l¹héritage idéologique du tsarisme l¹a marquée. Mais il insiste en même temps, à cette époque, sur la formation d¹une nouvelle idéologie en son sein, liée aux responsabilités dont elle s¹empare. En 1918, la caractérisation de la classe ouvrière est double. Le 27 juin 1918, à un moment de crise aiguë, peu après le soulèvement du corps tchécoslovaque et en pleine famine, Lénine déclare à une conférence de syndicats et de comités d¹usines à Moscou : « Il est évident que les larges masses des travailleurs comprennent un tas de gens qui ‹ vous le savez mieux que quiconque, chacun de vous l¹observe à la fabrique ! ‹ ne sont pas et ne peuvent être des socialistes éclairés puisqu¹ils sont obligés de travailler comme des forçats à l¹usine et n¹ont ni le temps ni la possibilité de devenir des socialistes. » D¹où, dit Lénine, deux aspects dans leur idéologie : LE PROLETARIAT INTROUVABLE 153 ‹ Premier aspect : « On conçoit que ces gens voient avec sympathie qu¹à l¹usine les ouvriers grandissent, ont les moyens d¹apprendre à gérer euxmêmes les entreprises [...], seul travail qui permette aux ouvriers de réaliser enfin leur aspiration de toujours : faire servir les machines, les fabriques, les usines, la technique la plus perfectionnée [...] non pas à exploiter mais à améliorer la vie [...] de l¹immense majorité. » O.C., t. 27, p. 496. ‹ Deuxième aspect : « Mais lorsqu¹ils voient comment, à l¹Ouest, au Nord et à l¹Est, les forbans impérialistes profitent de la faiblesse de la Russie pour lui arracher le coeur, et tant qu¹ils ne savent pas où en est le mouvement ouvrier dans les autres pays, on conçoit qu¹ils se laissent aller au désespoir. Il serait ridicule et absurde de penser que la société capitaliste basée sur l¹exploitation puisse engendrer immédiatement une parfaite conscience de la nécessité du socialisme et la compréhension de celui-ci [...]. » Ibid. Lénine dit même qu¹il est naturel que les « couches laborieuses », tenaillées par la faim, assiégées de toutes parts, « éprouvent le désir d¹envoyer tout promener » (ibid., p. 497). Mais, plus loin, il insiste sur l¹apparition et la consolidation d¹une idéologie nouvelle chez les ouvriers. Parlant de cas de corruption dans les « détachements du ravitaillement », il dit : « Du moment que nos détachements ne remplissent pas leurs tâches, c¹est qu¹il faut en fournir de plus conscients, de plus larges quant au nombre d¹ouvriers dévoués à leur classe; or, ces ouvriers-là sont beaucoup plus nombreux que ceux qui se sont laissé corrompre. » L¹aspect principal de la contradiction au sein du prolétariat est à ce moment pour Lénine la fraction consciente du prolétariat et l¹idéologie nouvelle dont elle est porteuse. Et Lénine indique déjà ‹ LÉNINE ET TAYLOR 154 c¹est conforme, on l¹a vu à plusieurs reprises, au noyau invariant de son système de pensée ‹ en quelle direction doit porter l¹effort principal de concentration de ce prolétariat conscient : ce doit être non la production industrielle mais l¹État et les affaires de la société entière : « Il faut que [...] tant qu¹on est encore plongé dans les ténèbres, tant qu¹on ne croit pas en l¹ordre nouveau, les ouvriers organisés des villes, les ouvriers organisés des fabriques et des usines deviennent la classe dominante [...]. N¹oubliez pas que la révolution ne pourra conserver aucune de ses conquêtes si vous ne vous occupez, dans vos comités de fabrique et d¹usine, que de questions techniques, ou de vos intérêts ouvriers purement financiers [...]. Vos comités de fabriques et d¹usines doivent cesser d¹être seulement des comités d¹usines; ils doivent devenir les cellules politiques fondamentales de la classe dominante. » Ibid., p. 506-507. Tout le discours dont est extrait ce passage est un appel vibrant à l¹élite de la classe ouvrière, à laquelle Lénine dit clairement : sortez des usines pour faire la Révolution! Assiégés comme nous le sommes, c¹est la seule issue ! « Si chaque comité comprend qu¹il est un dirigeant de la plus grande révolution que le monde ait connue, nous allons conquérir le socialisme pour le monde entier ! » Ibid., p. 508. Ainsi, dès juin 1918 (on a vu que c¹est également le moment décisif du dédenchement de la « lutte de classes » à la campagne et de la « croisade pour le blé »), le choix est fait sans ambiguïté de répartir la partie combative et communiste de la classe ouvrière dans les fonctions clés hors de la production. Cela comporte en puissance, on le verra par la suite, une détérioration des caractéristiques politiques et idéologiques de la population productive. Mais le premier État prolétarien du monde a survécu à ce prix. Pour la première fois dans l¹Histoire après l¹écrasement de la Commune de Paris, une réponse concrète est apportée à la question LE PROLETARIAT INTROUVABLE 155 posée depuis Marx : quelle peut être la forme concrète de la prise du pouvoir par le prolétariat? Dans les conditions exceptionnellement difficiles de la première percée durable, Lénine apporte pratiquement une réponse radicale : la transformation physique du prolétariat révolutionnaire en appareils de pouvoir d ŒÉtat ‹ armée, administration, police, propagande. L¹épopée de la guerre civile n¹est autre que l¹histoire même de cette fantastique transfusion. Il n¹est pas question de la retracer ici 1. Qui pourra contester que sans ce choix d¹une audace incroyable ‹ transformer par des vagues successives la classe ouvrière consciente en armée, administration, police, etc ‹ la jeune République soviétique aurait succombé en quelques mois aux coups de la réaction intérieure et extérieure (14 pays impérialistes intervinrent pendant la guerre civile sur le territoire soviétique, dont l¹Angleterre, la France et le Japon) coalisée contre elle ? Mais comment n¹en pas voir en même temps le coût et les conséquences profondes? Un processus est mis en marche, qui conduira, à la fin de la guerre civile, a considérer que le « vrai prolétariat » a été arraché à la production par les tâches de la lutte armée et de la politique, que les ouvriers actifs encore employés ne sont, pour l¹essentiel, plus le prolétariat légitime, bref qu¹il n¹existe plus de prolétariat au sens plein. Plus grave : les terribles sacrifices du prolétariat engagé dans les combats entraînent parfois des attitudes idéologiques de mépris envers certaines tâches de l¹arrière, réservées aux éléments politiquements arriérés ou peu sûrs ‹ dont les membres des anciennes classes capitalistes et bourgeoises, astreintes au « travail 1. Quelques exemples. Au lendemain de l¹insurrection d¹Octobre, le sabotage des fonctionnaires tsaristes fût en partie brisé grâce à un premier afflux d¹ouvriers révolutionnaires dans l¹administration d¹État. Des marins de la flotte de la Baltique et des ouvriers de l¹usine Siemens-Schuckert de Petrograd viennent faire fonctionner le nouveau commissariat du Peuple aux Affaires étrangères. Les ouvriers de l¹usine Poutilov aident à édifier l¹appareil du commissariat à l¹Intérieur. L¹afflux du prolétariat révolutionnaire de tous les centres industriels du pays donna à l¹Armée rouge son fer de lance et son âme. En mai-juin 1919, quand la conjonction de l¹offensive du général tsariste Ioudénitch et des soulèvements contre-révolutionnaires de Krasnaïa Gorka et de Séraïa Lochad menaça directement Petrograd, environ 13 000 ouvriers de Petrograd rejoignirent, après une brève formation militaire, la 7e armée qui défendait la ville et se trouvait très affaiblie. LÉNINE ET TAYLOR 156 obligatoire ». Que dans cette lutte acharnée, le prolétariat ait mobilisé la force de travail de la bourgeoisie renversée, ce n¹est que justice. Mais que par là certaines formes de mépris du travail manuel aient pu s¹insinuer dans ses rangs, c¹est en même temps un risque de dégénérescence idéologique pour la suite 1. 1919 Le 20 janvier 1919, dans le rapport au IIe Congrès des syndicats de Russie, l¹analyse de Lénine comporte la même appréciation double du prolétariat qu¹en 1918, plus précise sur certains points : 1. « Bien qu¹il ne fût pas question d¹armer les membres des classes plus aisées, les dirigeants soviétiques n¹avaient nullement l¹intention de les dispenser des fardeaux de la guerre. Trotsky annonça le 10 juillet [1918] que les bourgeois seraient mobilises pour des tâches non combattantes de l¹arrière parmi les plus dures et les plus sales, et [...] il s¹écria : « Nos pères et nos grands-pères ont servi vos pères et vos grands-pères, nettoyant la saleté et la crasse : nous vous obligerons à nettoyer la saleté! » « Un décret du 20 juillet établit formellement l¹obligation du travail à l¹arrière pour les membres des classes bourgeoises âgés de 18 à 45 ans. [...] Parmi eux : directeurs de sociétés, employeurs de travail salarié, anciens avocats, agents de change, journalistes bourgeois, prêtres, moines, anciens officiers ou dirigeants d¹administrations. » (W. H. Chamberlin, The Russian Revolution, t. 2, p. 27-28.) Qu¹on transforme un directeur de société commerciale ou un propriétaire de maisons de passe en balayeur de rues, voilà assurément une chose excellente... à condition que tout le monde ne se mette pas, du coup, à considérer comme méprisable (ou encore plus méprisable que par le passé) le métier de balayeur de rues ! Si les ouvriers mettent des bourgeois à leur place, et se mettent à mépriser l¹état d¹ouvrier à mesure qu¹il change de titulaire, on n¹en sort plus! Certes, c¹est là pousser le raisonnement à l¹absurde : la situation concrète dans les premières années de l¹Union soviétique était bien plus complexe. Il reste que d¹un point de vue marxiste, il y a quelque contradiction à considérer le travail manuel comme une punition et que les circonstances de la naissance de l¹idéologie soviétique dans l¹acharnement de la guerre civile n¹ont pas contribué à clarifier ce point. En Chine, les « écoles du 7-Mai » (rééducation des cadres par le travail manuel) sont nées de la Revolution culturelle. De nombreux témoignages insistent sur le fait que les cadres qui y sont passés, loin d¹en être humiliés ou rendus suspects en sont au contraire valorisés. LE PROLETARIAT INTROUVABLE 157 ‹ « L¹ouvrier n¹a jamais été séparé de l¹ancienne société par une muraille de Chine. Et il a conservé une bonne part de la psychologie traditionnelle de la société capitaliste. Les ouvriers construisent une société nouvelle, sans s¹être transformés en hommes nouveaux, débarrassés de la boue du monde ancien; ils sont encore jusqu¹aux genoux plongés là-dedans. » ‹ « Mais les travailleurs voient grâce à leur propre expérience que le pouvoir est entre leurs mains, que personne ne les aidera s¹ils ne s¹aident pas eux-mêmes. Telle est la psychologie nouvelle qui se crée dans la classe ouvrière [...]. » O.C., t. 28, p. 446-448. « Psychologie nouvelle » contre « psychologie traditionnelle » : la dichotomie idéologique dans la classe ouvrière détermine une lutte spécifique sur le terrain des mentalités. Les « samedis communistes » s¹incrivent dans cette lutte entre les deux « psychologies », dans la société et au sein même de la classe ouvrière 1. Ils sont en quelque sorte la forme que prend l¹offensive de la partie « communiste » des ouvriers dans la production. Lénine espère que le « travail communiste » contribuera à forger l¹avantgarde ouvrière. Il compte même sur les « samedis communistes » comme instrument de sélection pour le recrutement du Parti communiste : « Il faut continuer l¹épuration, en mettant à projet l¹initiative des « samedis communistes » : n¹admettre dans le Parti qu¹après, disons, six mois de « noviciat » ou de « stage », consistant à effectuer un « travail sur le mode révolutionnaire ». » O.C., t. 29, p. 437. Point ultime de l¹offensive communiste dans la production et ‹ dans une certaine mesure ‹ l¹appareil d¹État, les « samedis » concen- 1. Sur la question du travail manuel, ils jouent évidemment un rôle important de révolutionnarisation, à l¹inverse de certains aspects, soulignés plus haut, du travail obligatoire des anciens bourgeois. Ils incarnent la tendance idéologique contraire : valorisation et non mépris du travail manuel. Point important ‹ quoique encore embryonnaire ‹ de la lutte entre les deux voies au sein de l¹idéologie bolchevique. LÉNINE ET TAYLOR 158 trent de nombreux traits du contenu de principe du « communisme de guerre ». Ils reflètent également l¹appréciation relativement optimiste du moment sur le rapport de forces social à l¹intérieur de la République soviétique : « Les « samedis communistes » ont, entre autres, projeté une vive lumière sur le caractère de classe de l¹appareil d¹État sous la dictature du prolétariat. [...] L¹idée a été avancée par le Comité central d¹un parti qui compte de 100 000 à 200 000 membres [...]. Cette idée a été reprise par les ouvriers syndiqués. Nous en comptons jusqu¹à 4 millions en Russie et en Ukraine. Ils sont, dans leur immense majorité, pour le pouvoir d¹État prolétarien, pour la dictature du prolétariat. 200 000 et 4 millions, voilà le rapport des « engrenages », s¹il m¹est permis de m¹exprimer ainsi. » O.C., t. 29, p. 437. 1920 L¹appréciation du rapport de forces social se transforme en 1920 : par là même, le rôle et la possibilité d¹extension du « travail communiste » se trouve restreint. En même temps, si le thème de la double idéologie de la classe ouvrière est encore présent, il y a un durcissement très net dans la qualification de l¹aspect négatif. Le laminage du prolétariat par la guerre civile est perçu beaucoup plus vivement ‹ et aussi l¹idée que le meilleur du prolétariat est passé dans les appareils de la dictature. D¹où le ton rigoureux (c¹est également l¹époque où Lénine écrit la Maladie infantile... ). Le 12 juin 1920, Lénine déclare : « Nous maintenons que les ouvriers, qui ont assumé toutes les charges, qui ont réalisé l¹ordre et la stabilité du pouvoir des soviets au prix des plus grands sacrifices, doivent se considérer comme le détachement d¹avant-garde appelé à entraîner le reste de la masse laborieuse en l¹éduquant et en la disciplinant, car nous savons que le capitalisme nous a laissé en héritage des tra LE PROLETARIAT INTROUVABLE 159 vailleurs totalement ignorants et abrutis, qui ne comprennent pas que l¹on puisse travailler autrement que sous la trique du capital : sous la direction de l¹ouvrier organisé. Mais ils peuvent le comprendre si nous le leur démontrons dans la pratique. » O.C., t. 31, p. 179. Et le même discours (il s¹agit d¹une conférence à des responsables du travail à la campagne) préconise une orientation autoritaire à l¹encontre des aspects négatifs de la classe ouvrière. L¹idée apparaît que tant de sacrifices dans l¹Armée rouge et au front donnent des droits à la partie du prolétariat qui les a consentis : « Pour rétablir l¹économie, la discipline est indispensable. La dictature du prolétariat doit consister avant tout pour la partie la plus avancée, la plus consciente et la plus disciplinée des ouvriers des villes et de l¹industrie, eux qui souffrent plus que tous autres de la faim et qui ont consenti des sacrifices inouïs pendant ces deux dernières années, à éduquer, instruire et discipliner le reste du prolétariat qui souvent est inconscient, ainsi que toutes les masses laborieuses et la paysannerie. Doivent être bannis toute sentimentalité et tout bavardage sur la démocratie. » O.C., t. 31, p. 179. La guerre civile a tracé une ligne de démarcation : la partie du prolétariat qui est restée à l¹arrière et ne s¹y est pas engagée est qualifiée d¹« inconsciente ». De fait, de plus en plus, l¹idéologie joue un rôle essentiel dans la définition du prolétariat que donne Lénine : les conditions exceptionnelles de la Révolution et de la guerre civile le conduisent à ne plus définir le prolétariat simplement par sa place habituelle dans les rapports de production, mais à tenir compte de l¹origine de classe antérieure à la Révolution, des caractéristiques politico-idéologiques, de la façon d¹agir. Le tourbillon, il est vrai, a tout mêlé. A la fin de la guerre, on s¹y retrouve de moins en moins. Qui est ouvrier? L¹ancien métallo des usines Poutilov devenu garde rouge, puis membre d¹un détachement du ravitaillement, puis cadre dans l¹Armée rouge... et qui est maintenant employé dans l¹appareil administratif d¹un commissariat du Peuple ? Mais il ne prend plus part à LÉNINE ET TAYLOR 160 la production qu¹à l¹occasion irrégulière de « samedis communistes »... Ou bien faut-il qualifier d¹« ouvrier » le commerçant de Petrograd, prospère avant la Révolution et qui, ruiné, a réussi à trouver un emploi de manoeuvre dans une usine désertée par les ouvriers engagés dans l¹Armée rouge ? Mais il s¹est embauché pour échapper à la mobilisation du travail; avant la Révolution, tout le séparait des ouvriers dont il n¹a jamais embrassé la cause, et maintenant il hait le régime soviétique par la faute duquel il a perdu sa fortune 1. 1921 L¹explosion de mécontentement qui éclate dans nombre d¹usines de Petrograd et d¹autres centres au tout début de l¹année 1921 précipite les choses et radicalise la position de Lénine. Si le prolétariat c¹est justement ‹ comme l¹a défini Lénine ‹ cette élite ouvrière qui accepte tous les sacrifices pour fonder un État nouveau, la foule revendicative, mécontente, démoralisée par le froid et la faim, qui abandonne la production et se répand en grèves en février 1921, ne peut être quailifiée de prolétariat. Les caractéristiques idéologiques et, dans de nombreux cas, l¹origine de classe, s¹y opposent. Outre la pénétration par les débris de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, les ouvriers encore occupés ont massivement fait leur jonction avec le village, retrouvant leurs attaches paysannes pour survivre et se ravitailler, et faisant dès lors le plus souvent leur la revendication paysanne de « libre commerce du blé ». De toute façon, la production industrielle est pratiquement anéantie et il n¹y a plus de base matérielle pour une véritable classe ouvrière. Les ouvriers bricolent, fabriquent de menus 1. « Des hommes et des femmes d¹origine bourgeoise et petite-bourgeoise, généralement hostiles à la dictature du prolétariat, ont pénétré dans les rangs de la classe ouvrière pour bénéficier des rations des travailleurs manuels ou pour essayer de faire oublier leur origine de classe. » (Charles Bettelheim, op. cit., p. 151-152.) LE PROLETARIAT INTROUVABLE 161 objets d¹usage courant qu¹ils troquent ou vendent sur des marchés parallèles (les fameux « briquets » devenus le symbole de la Russie industrielle lumpenisée, survivant péniblement sur les expédients d¹une économie de bidonville); souvent même ils vendent les pièces détachées, les machines, le reste d¹équipement de leur entreprise 1... C¹est en cette année 1921 que Lénine lance sa phrase célèbre : « Le prolétariat a disparu. » Il donne alors la définition la plus restrictive du prolétariat. Le 17 octobre 1921, dans un rapport sur la NEP qu¹il présente au Congrès des services d¹éducation politique, Lénine dit : « [Le prolétariat industriel] chez nous, en raison de la guerre, de la ruine et des destructions terribles, est déclassé, c¹est-à-dire qu¹il a été détourné de son chemin de classe et a cessé d¹exister en tant que prolétariat. On appelle prolétariat la classe occupée à produire les biens matériels dans les entreprises de la grande industrie capitaliste. Étant donné que la grande industrie capitaliste est minée et que les fabriques et les usines sont immobilisées, le prolétariat a disparu. On l¹a parfois fait figurer comme tel, d¹une façon formelle, mais il n¹avait pas de racines économiques. » O.C., t. 33, p. 59. On remarquera tout ce qu¹exclut une telle définition : transports, chemins de fer, postes, et autres services qui ne sont pas « production de biens matériels »; les ouvriers des petites entreprises; les salariés des artisans; et, bien sûr, puisque seul est considéré ici le prolétariat industriel, les ouvriers agricoles. Il est vrai que les circonstances incitent Lénine à une telle rigueur 1. Carr donne les chiffres suivants, repris de statistiques soviétiques : « Le nombre des ouvriers salariés de l¹industrie [...] qui avait atteint 3 000 000 en 1917, déclina progressivement, tombant à 2 500 000 en 1918, 1 480 000 en 1920, et 1 240 000 en 1921. » (Op. cit., t. 2, p. 197.) Malheureusement, on ne dispose pas de données précises sur la composition de cette classe ouvrière de 1921 : dans quelle proportion est-elle composée d¹ouvriers d¹avant 1917? de nouvelles recrues d¹origine paysanne ? d¹origine urbaine ? de membres des anciennes classes capitalistes et bourgeoises ? Il serait particulièrement précieux de disposer de telles données pour les usines de Petrograd les plus touchées par les troubles de février 1921 : l¹aciérie Troubotchny, l¹usine de tabac Laferme, la fabrique de chaussures Skorokhod, les entreprises métallurgiques Baltik et Patronny, et même l¹usine métallurgique Poutilov, dont l¹effectif était tombé à 6 000 ouvriers. (Cf. Paul Avrich, La Tragédie de Cronstadt, Paris, 1975, p. 41-47.) LÉNINE ET TAYLOR 162 dans la définition : ne s¹agit-il pas de justifier la NEP et le primat absolu d¹une remise sur pied de l¹appareil productif, au prix de larges concessions au capital privé? Cela peut donner l¹impression que Lénine se limite à une définition strictement économique du prolétariat. En réalité, la détermination est surtout politique et idéologique : Lénine cherche à caractériser ce qui, du point de vue matériel, produit la « psychologie prolétarienne » ‹ et c¹est cette « psychologie » qui lui importe 1. Il revient sur cette question plusieurs fois, et en particulier au XIe Congrès du PC(b)R. 1922 Le 27 mars 1922 ‹ après un an de NEP ‹ Lénine expose, dans son rapport au XIe Congrès, les difficultés qu¹a rencontrées le Bureau politique du parti communiste en cherchant à reconstruire un centre économique dans le bassin du Donetz, en Ukraine. L¹Ukraine émerge d¹une période agitée de séparatisme, d¹annexions, de pouvoirs successifs et de guerres; la situation politique y est particulièrement embrouillée. Lénine parle des tentatives de liaison avec les organisations locales : « Là-bas, nous avons affaire à des ouvriers. Très souvent, quand on dit « ouvriers », on pense que cela signifie prolétariat des usines. Pas du tout. Chez nous, depuis la guerre, des gens qui n¹avaient rien de prolétaire sont venus aux fabriques et aux usines; ils y sont venus pour s¹embusquer. Et aujourd¹hui, les conditions sociales et économiques sont-elles, chez nous, de nature à pousser de vrais prolétaires dans les fabriques et les usines? Non. C¹est faux. C¹est juste d¹après Marx. Mais Marx ne parlait pas de la Russie; il parlait du capitalisme dans son ensemble, à dater 1. Dans le plan d¹un discours que devait prononcer Lénine au Congres des syndicats, en mai 1921, on relève ces indications lapidaires : « 15. Le prolétariat se déclasse ? Oui ! Conclusions? Idéologie de petits propriétaires. 16. La grande production et les machines, base matérielle et psychologique [souligné par Lénine] du prolétariat. D¹où déclassement. » (O.C., t. 42, p. 317.) LE PROLETARIAT INTROUVABLE 163 du quinzième siècle. ǹa été juste durant six cents années, mais c¹est faux pour la Russie d¹aujourd¹hui. Bien souvent, ceux qui viennent à l¹usine ne sont pas des prolétaires, mais toutes sortes d¹éléments de rencontre. » O.C., t. 33, p. 305. Voici atteint le point extrême du paradoxe : non seulement être ouvrier à la production industrielle dans la Russie de 1922 n¹est pas une garantie d¹appartenance au prolétariat... mais c¹est même une profession suspecte ! Cela veut dire, au mieux, que l¹on a coupé aux détachements du ravitaillement, à la mobilisation dans l¹Armée rouge. Au pire, qu¹on est un ancien possédant ou même un « garde blanc » reclassé! De toute façon, pour ce qui est de l¹activité concrète, on passe son temps ‹ par la force des chose ‹ à bricoler et à se livrer à de petits commerces pour survivre : rien de très prolétarien. Quant au prolétariat passé à l¹appareil d¹État, ou du moins la partie qui survit en 1922 après les années de saignée, il chevauche une gigantesque machine héritée du passé (quelque 5 millions de fonctionnaires au début de la NEP!), dont le contrôle est, pour Lénine à cette époque, un problème lancinant et fondamental : « [...] si nous considérons Moscou ‹ 4 700 communistes responsables ‹ et si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui est mené? Je doute fort qu¹on puisse dire que les communistes mènent [...]. C¹est eux qui sont menés. [...] Les communistes qui se mettent à la tête des institutions [...] se trouvent souvent dupés. Aveu très désagréable [...]. Mais il faut le faire, me semble-t-il, car c¹est là à présent le noeud de la question. C¹est à cela que se ramène, selon moi, la leçon politique de l¹année, et c¹est sous ce signe que la lutte se déroulera en 1922. » O.C., t. 33, p. 293-294. Comment résoudre cette question que Lénine qualifie en 1922 de centrale ? Le moyen principal, qu¹il indique à plusieurs reprises tout au long de cette année et au début de la suivante : jeter dans la bataille de l¹appareil d¹État de nouvelles forces ouvrières. Il le répète le 31 octobre 1922, à une session du Comité exécutif central, en concluant son discours sur la question de l¹appareil d¹État : LÉNINE ET TAYLOR 164 « [...] ce n¹est que sur les ouvriers que nous pouvons compter, pour ce qui est de la sincérité et de l¹enthousiasme. » O.C., t. 33, p. 406. Autant dire que ce qui peut rester de « prolétarien » au sens ou l¹entend Lénine, dans l¹hétérogénéité de la population ouvrière de 1922, sera encore mis à contribution pour tenter de prolétariser un appareil d¹État hypertrophié, incontrôlé. N¹est-ce pas risquer de réduire les derniers îlots prolétariens de la population productive ? Et frayer la voie à un cercle vicieux : toute dégradation de la situation d¹ensemble de l¹appareil productif et administratif déclenche un appel d¹ouvriers vers des fonctions de contrôle et de direction, et cet appauvrissement de la base est lui-même un facteur de dégradation. Concentrer l¹effort principal de reconstruction et d¹édification économique sur les fonctions de direction de la production et non sur les tâches productives de base est conforme au système de pensée de Lénine. Il en est de même du primat des tâches politiques dans l¹appareil d¹État. Enfin, c¹est par une accumulation progressive de forces prolétariennes et d¹expérience dans l¹administration que Lénine espère, en 1922, réduire les déformations bureaucratiques et améliorer l¹appareil soviétique. Méthode explicitement réformiste. Aujourd¹hui, on peut imaginer, à la lumière de l¹expérience soviétique ultérieure et surtout de la Révolution culturelle en Chine, qu¹une autre voie était possible : une accumulation de forces prolétariennes à la base, une concentration d¹expériences et de transformations des tâches productives élémentaires, préparant une transformation par bonds de l¹appareil d¹État, par la méthode de mouvements de masses révolutionnaires. Une telle orientation était-elle praticable dans les conditions concrètes de la Russie de 1922? Il est difficile de répondre à cette question. Ce qui est certain, en tout cas, c¹est qu¹elle transgressait les limites les plus avancées de la pensée de Lénine et des bolcheviks, sur les questions fondamentales du système productif et de l¹appareil d¹État à l¹époque de la dictature du ptolétariat. Subjectivement, elle n¹était pas possible. LE PROLETARIAT INTROUVABLE 165 La concentration de l¹effort prolétarien sur l¹appareil de l¹État (et du Parti) au détriment de la base productive a eu d¹importantes conséquences sur le développement ultérieur de la formation soviétique; il en est de même de l¹appréciation extrêmement pessimiste portée par Lénine en 1921 et 1922 sur la population restant employée dans les usines. Sans doute y avait-il une part d¹exagération dans les appréciations de Lénine ‹ exagération motivée par la volonté de mettre en évidence l¹urgence politique des tâches de reconstruction économique, seules capables de reconstituer les bases matérielles d¹une classe ouvrière massive. Et on ne dispose pas de données suffisamment précises pour analyser la composition historique de la classe ouvrière russe en 1921-1922. Mais quelle qu¹ait été, dans le détail, cette composition concrète (était-il seulement possible d¹en avoir une connaissance suffisante, dans cet immense territoire bouleversé qui émergeait des années de guerre et de Révolution?), l¹appréciation portée par Lénine et la politique de concentration sur l¹appareil d¹État ont joué un rôle objectif durable. On peut en discerner les conséquences à la lumière des événements ultérieurs : 1. L¹idée que le meilleur du prolétariat a été absorbé par les appareils de l¹État soviétique, les fonctions de direction administrative et de répression (Tchéka) peut, dans une certaine mesure, préparer l¹opinion à une autorité excessive et non contrôlée par le bas de ces appareils politiques nouveaux. Cela n¹est pas contradictoire avec les critiques extrêmement vives que porte Lénine à l¹encontre des appareils administratifs hérités du passé tsariste, et du mauvais fonctionnement de l¹administration soviétique dans son ensemble; 2. la caractérisation très pessimiste de la population ouvrière de 1921 et 1922 encore occupée dans les usines pose, évidemment, d¹inextricables problèmes de légitimité pour le renouvellement de la classe dirigeante, du Parti, de l¹État : le contenu concret de la dictature du prolétariat fera ainsi l¹objet d¹âpres débats tout au long de la NEP 1. 1. On en trouve de nombreux exemples dans les discussions acharnées du XIVe Congrès du Parti communiste (décembre 1925) sur le recrutement des nouveaux membres du Parti. L¹opposition, regroupée autour de l¹organisation commu LÉNINE ET TAYLOR 166 On peut trouver également là la racine de cette minutie spécifiquement soviétique dans l¹établissement de l¹origine de classe, qui caractérisera particulièrement l¹époque de Staline. Dix ou vingt ans après la Révolution, on juge un individu non seulement sur sa biographie propre et son action, mais aussi sur la profession et la position politique de ses parents, de ses grands-parents, de ses oncles, etc. Inventaire tâtillon, souvent exercé par en haut, et qui semble partir du principe que l¹origine sociale est, par excellence, le domaine du camouflage, niste de Leningrad alors dirigée par Zinoviev et Kamenev, s¹efforce de tirer parti des courants ouvriéristes et des aspirations égalitaires nées de la NEP et de l¹exaspération d¹une partie des masses face au capitalisme renaissant : elle appelle à incorporer massivement de nouveaux éléments ouvriers dans le Parti. La majorité, regroupée autour de Staline et Boukharine, renverse cette proposition : sous couvert de prolétarisation, ce serait ouvrir les portes du Parti a une masse d¹éléments fraîchement arrivés des campagnes, ou d¹origine bourgeoise et petitebourgeoise. La discussion sur les « nouvelles couches du prolétariat » tient une grande place dans les débats du Congrès. Boukharine tente de retourner à l¹opposition les critiques qui lui ont dejà éte faites d¹attitude trop favorable à la paysannerie et aux koulaks : « Zinoviev a parlé de matière ouvrière brute. D¹où vient cette matière ? a-t-il demandé. Est-il possible qu¹il ne comprenne pas d¹où elle vient? Elle vient du village, camarade Zinoviev. Or, il n¹est pas difficile de se représenter ce qu¹elle peut bien être. Certes, Sarkiss (partisan de l¹opposition qui a proposé une admission massive d¹ouvriers industriels dans le Parti), qui a travaillé à Bakou, ne pensait pas que sa proposition comportait une déviation paysanne; pourtant, il en est ainsi. Les opposants clament que nous avons cédé nos positions à l¹élément paysan petit-bourgeois, mais leurs deux propositions mènent précisément à capituler devant la petite-bourgeoisie paysanne [...]. » (Discours de Boukharine au XIVe Congrès, in La Russie vers le socialisme, la discussion dans le Parti communiste de l¹URSS, Paris, 1926, p. 159.) Kroupskaïa, qui soutient l¹opposition, insiste au contraire sur l¹aspect prolétarien des masses ouvrières, y compris des éléments fraîchement incorpores : « Le prolétariat, disait Lénine, ³ se jette d¹enthousiasme dans la lutte pour le socialisme ², et je ne doute pas qu¹il saura s¹assimiler les couches qui s¹incorporent maintenant à lui. Il ne faut pas s¹exagérer les dangers sous ce rapport. » (Ibid., p. 191.) Le rapport de Staline conclut sur la question du Parti, soulignant ainsi son importance, mais reste prudent sur les nouvelles couches prolétariennes, qu¹il évite de caractériser. La résolution finale du Congrès reflète la même prudence : « Le Congrès juge nécessaire [...] de sien tenir à une politique tendant à améliorer la qualité des effectifs du Parti, à attirer un nombre de plus en plus grand d¹ouvriers dans ses rangs et à accroître constamment l¹importance de son noyau prolétarien. En même temps, [...] le Congrès repousse toute politique tendant à enfler démesurément les rangs du Parti en y incorporant des éléments semi-prolétariens qui ne sont pas encore passés par l¹école des syndicats et, en général, par les organisations prolétariennes. » (Ibid., p. 362.) Le savant balancement de la résolution finale montre bien à quel point la question est épineuse. L¹idée s¹en dégage cependant qu¹on apprend à être prolétaire (« l¹école des syndicats et [...] organisations prolétariennes ») dans la Russie de 1925 : on ne l¹est pas nécessairement du simple fait de sa place dans les rapports de production. LE PROLETARIAT INTROUVABLE 167 des apparences, des substitutions : tel qu¹on croit ouvrier ne l¹est pas de souche, tel qui se dit paysan a des accointances koulaks, etc.; 3. enfin, la caractérisation pessimiste de 1921-1922 conduit tout naturellement à considérer la discipline du travail comme une discipline imposée à un rassemblement hétérogène du point de vue de l¹origine et de la position de classe, plutôt que comme l¹auto-organisation de la classe ouvrière. C¹est le postulat implicite de toutes les offensives autoritaires en matière d¹organisation du travail dans les années qui ont suivi la mort de Lénine. De même que toutes les poussées démocratiques sur cette question sont plus ou moins liées à une appréciation positive du caractère prolétarien des masses ouvrières. L¹analyse contradictoire de la classe ouvrière varie avec la situation concrète et contribue à déterminer des positions contradictoires en matière d¹organisation du travail : c¹est l¹un des processus dialectiques à l¹oeuvre dans le développement de la formation soviétique. L¹éclatement entre les différentes composantes de la caractérisation de classe ‹ « être de classe, origine de classe, position de classe » pour reprendre la terminologie rigoureuse de Mao Tsé-toung ‹ lié à l¹histoire spécifique des premières années de la Révolution soviétique, n¹a jamais été maîtrisé d¹une façon systématique, ce qui n¹a fait qu¹en renforcer l¹efficace souterrain. En 1929 et dans les années suivantes ‹ de la collectivisation agraire et du Ier Plan quinquennal ‹ ces contradictions surgissent à nouveau avec force. La « dékoulakisation » (« suppression des koulaks en tant que classe ») se répercute sur l¹organisation du travail industriel, dans la mesure où afflue dans les usines une population fraîchement arrivée des campagnes. La rigueur de l¹« offensive bolchevique » au village trouve son prolongement naturel à l¹usine : les réflexes formés au cours de la guerre civile et au début de la NEP jouent à nouveau 1. 1. En avril 1929, à la 16e conférence du Parti, Kouibitchev, dans l¹un des rapports sur le Plan quinquennal, défend une politique très ferme en matière de discipline du travail. Il cite l¹article de Lénine de 1918, Les Tâches immédiates du pouvoir des soviets, et particulierement les passages où Lenine appelait à « la discipline de fer pendant la durée du travail » et « l¹obéissance inconditionnelle des masses LÉNINE ET TAYLOR 168 Il s¹est avéré par la suite que l¹éclatement de la légitimité prolétarienne dans les années 1921-1922, portait en germe à la fois la naissance d¹une aristocratie nouvelle issue de l¹ex-prolétariat, et la possibilité de pratiques répressives à l¹égard des masses ouvrières. Lénine indiquait que la NEP, tout en autorisant une certaine renaissance du capitalisme, permettrait surtout de reconstituer le prolétariat. Mais la mort a interrompu l¹oeuvre de Lénine avant que ce nouveau à la volonté unique du dirigeant du procès de travail ». Kouibitchev fonde explicitement l¹offensive politique pour le renforcement de la discipline du travail sur l¹afflux de travailleurs d¹origine rurale. « Pour répondre aux besoins d¹une industrie en expansion, il était nécessaire et serait encore plus nécessaire à l¹avenir de faire venir un nombre relativement important de travailleurs de la campagne. Mais précisément ³ ces éléments, ces strates de la classe ouvrière ² étaient en règle générale les moins disciplinés, les moins aptes à la discipline du travail. » (E. Carr et R. W. Davies, Foundations of a planned economy, Pelican Book, 1974, p. 551.) D¹où le thème, de plus en plus fréquent à cette époque, d¹une offensive contre l¹idéologie rurale dans les usines... sorte de « dékoulakisation » de la classe ouvrière! Voir, sur cette question, l¹ouvrage de Merle Fainsod, Smolensk à l¹heure de Staline (Paris, 1967), qui reproduit des documents des archives de Smolensk : « Le 21 février 1929, le Comité central du Parti adressa une circulaire à toutes les organisations du Parti, sous le sceau ³ interdit à la publication ². Ce document évoquait tout d¹abord ³ la détérioration de la discipline du travail ² dans les usines; il l¹attribuait principalement à ³ l¹apparition, dans les centres de production, de nouvelles couches d¹ouvriers, dont la plupart avaient des attaches avec la campagne. C¹est pourquoi ils adoptent le plus souvent des attitudes propres à la vie rurale et se laissent dominer par des considérarions économiques égoïstes [...] ² » p. 342.) Un rapport de l¹OGPU de 1929, « Sur la situation de la classe ouvriere dans la région Ouest », cite différentes manifestations de mécontentement et conclut : « De telles attitudes peuvent être attribuées en premier lieu à des ouvriers qui sont en contact avec l¹agriculture et qui travaillent depuis peu dans les entreprises industrielles : ils ne participent absolument pas à l¹effort de production et dans une certaine mesure influencent les hésitants [...]. En ce qui concerne la compétition socialiste organisée dans les entreprises [...] dans bon nombre d¹endroits règnent une apathie et une nonchalance exceptionnelles [...]. » (Fainsod, ibid., p. 346.) On peut trouver étrange que la police s¹érige en juge des qualités idéologiques et du niveau d¹effort productif des masses ouvrières. Mais la Tchéka, devenue OGPU, se tient toujours pour détentrice d¹une légitimité prolétarienne ‹ conférée par son origine, les conditions de sa naissance, son rôle dans la fondation périlleuse du nouvel État ‹ qu¹elle ne reconnaît pas aux nouveaux venus de la production industrielle. Y aurait-il une « essence prolétarienne » inaltérable, insensible aux variations de l¹existence et de la place dans la production ? D¹un point de vue dialectique, tout phénomène peut se transformer en son contraire, et il n¹est aucune chose qui ait une nature unique et immuable. Mais, sur cette question essentielle de la caractérisation de classe, l¹idéologie bolchevique tâtonne entre la méthode dialectique et la méthode métaphysique... LE PROLETARIAT INTROUVABLE 169 prolétariat prît forme et f ît son entrée dans l¹Histoire. Quelle eût été la politique de Lénine à l¹égard de ces forces ouvrières neuves? Quels instruments théoriques aurait-il produit pour analyser concrètement ce phénomène radicalement inédit : la production d¹une classe ouvrière nouvelle dans les conditions spécifiques d¹une forme de dictature du prolétariat? L¹évolution de la position de Lénine sur la question syndicale et la complexité de ses analyses politiques, dans le débat acharné qui divisa le parti bolchevik à ce sujet à la fin de l¹année 1920 et au début de 1921, permettent de saisir la rigueur dialectique avec laquelle Lénine traitait ce type de question, et qu¹il aurait sans doute mise en oeuvre d¹une façon encore plus profonde si le temps lui avait été laissé d¹aborder les contradictions nées de l¹émergence d¹une nouvelle force ouvrière. Les contradictions fondamentales dans la classe ouvrière productive et le personnel d¹origine ouvrière des structures étatiques, administratives, syndicales, sont déjà ‹ quoique de façon à plusieurs égards embryonnaire ‹ au centre de ces débats touffus qui ont de peu précédé la NEP. C¹est à propos des syndicats, et en polémiquant contre les simplifications de Trotsky et Boukharine, que Lénine déclare au VIIIe Congrès des soviets, en décembre 1920 : « [Trotsky] prétend que, dans un l¹État ouvrier, le rôle des syndicats n¹est pas de défendre les intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière. C¹est une erreur. Le camarade Trotsky parle d¹un « État ouvrier ». Mais c¹est une abstraction ! [...] En fait, notre État n¹est pas un État ouvrier, mais ouvrier-paysan, c¹est une première chose 1. [...] Mais ce n¹est pas tout [...]. Notre État est un État ouvrier présentant une déformation bureaucratique [souligné par Lenine] [...]. Et alors, dans un État qui s¹est formé dans ces conditions concrètes, les syndicats n¹ont rien à défendre ? On peut se passer 1. Lénine corrigera cette formulation dans la Pravda du 21 janvier 1921, acceptant sur cette question de définition une critique de Boukharine : « J¹aurais dû lui dire : un État ouvrier est une abstraction. En réalité, nous avons un État ouvrier, premièrement, avec cette particularité que c¹est la population paysanne et non ouvrière qui prédomine dans le pays, et, deuxièmement, c¹est un État ouvrier avec une déformation bureaucratique. » (O.C., t. 32, p. 41.) LÉNINE ET TAYLOR 170 d¹eux pour défendre les interêts matériels et moraux du prolétariat entièrement organisé? C¹est un raisonnement complètement faux du point de vue théorique. [...] Notre État est tel aujourd¹hui que le proletariat totalement organisé doit se défendre, et nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre leur État, et pour que les ouvriers défendent notre État. Ces deux défenses s¹opèrent au moyen d¹une combinaison originale [...]. » O.C., t. 32, p. 16-17. Ces indications montrent que Lénine rejetait l¹approche métaphysique et mécaniste dans cette question fondamentale : la caractérisation prolétarienne de l¹État soviétique et de la classe ouvrière, et leurs rapports. Et c¹est en plein coeur de la discussion sur les syndicats que Lénine se lance dans un débat philosophique avec Boukharine sur la méthode dialectique (A nouveau les syndicats, in O.C., t. 32, p. 67- 109 ‹ voir en particulier p. 93-96). C¹est précisément sur la nature contradictoire de tout objet et de tout phénomène que porte la démonstration de Lénine. Il est évident qu¹à travers le problème des syndicats, c¹est celui du développement contradictoire de la classe ouvrière dans la structure soviétique qui est alors au centre de la réflexion de Lénine : « La logique formelle [...] prend des définitions formelles en se guidant sur ce qui est le plus courant, ou sur ce qui saute aux yeux le plus souvent, et elle s¹arrête là. Si, ce faisant, on prend deux définitions différentes, ou davantage, et si on les juxtapose d¹une façon tout à fait fortuite [...], nous obtenons une définition éclectique, qui indique sans plus des aspects différents de l¹objet. La logique dialectique exige que nous allions plus loin. Pour connaître réellement un objet, il faut embrasser et étudier tous ses aspects, toutes ses liaisons et « médiations ». Nous n¹y arriverons jamais intégralement, mais la nécessité de considérer tous les aspects nous garde des erreurs et de l¹engourdissement. Voilà un premier point. Deuxièmement : la logique dialectique exige que l¹on considère l¹objet dans son développement, son « mouvement propre » (comme dit parfois Hegel), son changement [...]. » O.C., t. 32, p. 94. Ce traitement dialectique des contradictions a-t-il été assimilé par la pensée bolchevique après la mort de Lénine ? Certes un corps de LE PROLETARIAT INTROUVABLE 171 doctrine a pris forme dans les années suivantes en Union soviétique sous le nom de « léninisme ». Mais dans les débats ultérieurs, on se réfère plus volontiers à la politique concrète de Lénine qu¹à sa méthode. Telle appréciation datée de Lénine sur un objet particulier ou une situation spécifique, sera extraite et replacée dans une conjoncture concrète différente, universalisée souvent au détriment de la manière matérialiste et dialectique qu¹avait Lénine d¹aborder les problèmes. C¹est une pensée vivante et donc nécessairement inachevée, que la mort interrompt brutalement en 1924 : le « léninisme », qui nait alors, n¹est pas le prolongement de la pensée de Lénine, c¹est autre chose. En matière d¹organisation du travail, le moment de l¹interruption grève lourdement l¹héritage : la mort de Lénine intervient alors que sa conception « taylorienne » du procès de travail industriel (réduction aux éléments simples et séparation entre conception et exécution), qui pouvait, à son point de vue, se combiner avec d¹importantes transformations démocratiques et même les favoriser, vient d¹être surdéterminée par la déliquescence de la classe ouvrière à l¹issue de la guerre civile, et l¹extension de la dictature du prolétariat à d¹importants secteurs de la population productive industrielle et urbaine, considérée comme non prolétarienne. Les limites propres de la pensée bolchevique et de la formation sociale russe, puis soviétique, se doublent ainsi d¹un nouveau tournant autoritaire lié aux conséquences de la guerre. En recherchant dans le taylorisme la simplification du travail manuel, dont il attendait à la fois la libération de la classe ouvrière par une importante réduction en durée d¹un travail devenu plus productif, et l¹extension, dans un avenir plus ou moins éloigné, des tâches productives à l¹ensemble de la société, Lénine s¹efforçait de mettre au service de la première révolution prolétarienne durable tout ce que son époque lui paraissait avoir produit d¹utilisable à cette fin. Mais le taylorisme ‹ ou toute forme d¹organisation du travail basée sur des principes similaires ‹ portait aussi en lui la bureaucratisation du procès de travail et l¹exacerbation de la division entre tra LÉNINE ET TAYLOR vail manuel et travail intellectuel. Il perpétuait ou accentuait de profondes contradictions au coeur même du système social : dans l¹appareil productif. Lénine passa une bonne partie de ses dernières années à traquer « Oblomov 1 » dans l¹appareil d¹État soviétique. Mais au moment de la disparition de Lénine, la NEP s¹installant, Oblomov, phénix renaissant toujours de ses cendres et survivant tenace de toutes les révolutions passées, se faisait une nouvelle jeunesse dans les entrailles de la société soviétique : le chantier, la mine, l¹atelier, l¹usine... 1. Oblomov, nom du personnage central d¹un roman célèbre d¹Ivan Gontcharov. Le 6 mars 1922, Lénine déclarait à une réunion de métallos communistes : « [Maïakovski] dans son poème [...] tourne en ridicule les réunions et raille les communistes qui ne font que siéger et siéger. Je ne sais ce qu¹il en est pour la poésie, mais pour la politique je certifie que c¹est absolument juste [...]. Il y avait autrefois en Russie un personnage typique : Oblomov. Il restait tout le temps couché sur son lit à faire des plans. Depuis, beaucoup de temps a passé. La Russie a fait trois révolutions, et malgré cela les Oblomov sont restés, car Oblomov n¹était pas seulement un propriétaire foncier, mais aussi un intellectuel, et pas seulement un intellectuel, mais aussi un ouvrier et un communiste. Il suffit de nous regarder siéger, de nous regarder travailler dans les commissions, pour dire que le vieil Oblomov est encore là, et qu¹il faut le laver, le nettoyer, le secouer et le battre longtemps pour qu¹il en sorte quelque chose. » (O.C., t. 33, p. 226-227.) Table Introduction : L¹amour de la vie. . . . . . . . . . . . . . . . 7 I Lénine et les paysans 1. Le mouvement de masse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 2. La faim . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 3. La haine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 4. La Révolution culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62 II Lénine et Taylor 1. Qu¹est-ce que le système Taylor? . . . . . . . . . . . . 77 2. Limites de la critique de Taylor par Lénine avant la révolution d¹Octobre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 3. Complexité de la position « taylorienne » de Lénine en 1918 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 4. Chemins de fer : émergence de l¹idéologie soviétique du procès du travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 5. Les « samedis communistes » . . . . . . . . . . . . . . . 138 6. Le prolétariat introuvable . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151